Le Roman de la Rose
Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
Guillaume de Lorris et jean Meun, 1230-1280.
Parchemin. - 200 ff. - 350 x 250 x 35 mm
BNF, Manuscrits (Fr. 12595 fol. 032)
© Bibliothèque nationale de France

C'est ainsi que Fortune fait
Qui rancune aux coeurs des gens met,
Les flatte une heure et les conspue,
En un instant son semblant mue,
Une heure est morne, une heure rit,
Car sa roue un cercle décrit ;
Celui qui est dessus la roue
Retombe à son tour dans la boue,
Et quand elle veut, elle met
Le plus bas en haut au sommet
Las ! c'est moi qu'elle verse et raille
Pour mon mal vis fosse et muraille
———
Que passer n'ose ni ne puis ;
Biens et bonheur je n'ai depuis
Que Bel-Accueil avec la Rose,
Maintenant de gros murs enclose,
Emporta dedans sa prison
Et nia joie et ma guérison.
Si veut Amour que je guérisse,
Qu'il l'arrache au sombre édifice,
Car d'ailleurs ne me peut venir
Honneur, santé, bien ni plaisir.
Bel-Accueil, ami cher et tendre,
S'il vous faut en prison attendre,
Au moins gardez-moi votre coeur !
Ne souffrez pas pour mon malheur,
A aucun prix, que la sauvage
Mette votre coeur en servage
Comme elle a fait de votre corps ;
Si elle vous navre dehors,
Ayez dedans coeur indomptable
Contre son bras impitoyable,
Et si le corps reste en prison,
Gardez le coeur de trahison.
Un fin coeur aime avec constance
Et brave haine et violence.
Si Jalousie a sans pitié
Votre coeur d'ennuis guerroyé,
Défendez-vous avec courage ;
De sa cruauté, de sa rage
Vengez-vous du moins en pensant,
Si ne pouvez faire autrement ;
Et s'il vous plaît ainsi de faire,
Ma douleur sera moins amère.
Mais je suis en moult grand souci
Que vous ne le fassiez ainsi,
Et me sachiez tout au contraire
Mauvais gré de votre misère,
Moi qui vous fis mettre en prison.
Mais, croyez-moi, de trahison
Je ne suis envers vous coupable,
Jamais de nul acte blâmable
Mon coeur n'eut à se repentir.
Mais Dieu m'aide ! Il me faut souffrir
Bien plus que vous de mon offense,
Car j'en souffre la pénitence
Plus que nul ne saura jamais ;
Pour un peu d'ire je fondrais
Quand de ma perte ai souvenance.
Bien puis-je avoir peur sans doutance
Lorsque je vois ces envieux
Traîtres et menteurs venimeux
Ainsi s'acharner à me nuire.
Ils me tueront, j'ose le dire.
Ah ! Bel-Accueil, je crois savoir
Qu'ils veulent tous vous décevoir,
N'allez pas leurs fables entendre,
A leur corde ils vous veulent pendre.
Mais je ne sais rien en, effet,
[ Enluminure ]
Dieu m'aide ! Peut-être est-ce fait ?
J'ai peur, et grande est ma souffrance,
Que me mettiez en oubliance.
 
 

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