Le Roman de la Rose
Guillaume de Lorris et jean Meun, 1230-1280.
Parchemin. - 200 ff. - 350 x 250 x 35 mm
BNF, Manuscrits (Fr. 12595 fol. 033)
© Bibliothèque nationale de France

Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grande trahison.
De ma mort il sera la cause
———
Car jamais vivant, je suppose ;
Il n'en sortira. Sortir, las !
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la forteresse ?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur
D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oiseuse me le fit faire
Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse !), du verger
L'huis elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser la valeur d'une pomme ;
Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me reprendre ;
Or, j'étais fol, elle me crut,
Nul bien par elle ne m'échut ;
Je la trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me l'avait bien noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me faisait défense
D'aimer, ô fatale démence !
Moult sage était de me blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure avanie ;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las ! Je ne saurais !
Au démon je succomberais !
Je serais lâche, faux et traître !
Comment ! je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi !
De moi doit-il être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie ?
Nul ne croirait pareille horreur ;
Lui qui m'octroya la faveur
De franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose !
Non ! Je ne lui saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits ;
Jamais ne me plaindrai d'Oiseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance, ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma détresse ;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non ! Mon devoir est de souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
Et d'attendre en bonne espérance
Qu'Amour enfin m'offre allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa tendresse :
"Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent ;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et souffrir."
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques ;
En moi seul est le péché doncques.
D'où me vint-il ? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la vie ;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il' voudra,
Je reconnais mon impuissance.
———
La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours.
 
 

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