Le Roman de la Rose
Guillaume de Lorris et jean Meun, 1230-1280.
Parchemin. - 200 ff. - 350 x 250 x 35 mm
BNF, Manuscrits (Fr. 12595 fol. 034)
© Bibliothèque nationale de France

Raison parle :
———
Certes, c'est pauvre connaissance.
Je veux que tu connaisses mieux
Qui t'a rendu si malheureux
Que tu en es méconnaissable.
Il n'est être si misérable
Dont ne soit moindre le labeur.
Bon fait connaître son seigneur,
Et si tu connaissais ce maître,
Sortir essaierais-tu peut-être
De la prison où tu languis.
L'Amant parle :
C'est mon sires, dame, ne puis ;
Je me suis fait son homme lige.
Pourtant du joug mon coeur s'afflige
Et volontiers le secouerait,
Un bon moyen s'il apprenait.
Raison parle :
Par mon chef, je veux te l'apprendre,
Puisque ton coeur y veut entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable expliquer ;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni connu.
Seule une chose est que je sache :
Si quelqu'un son coeur y attache,
II n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour, affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale loyauté
Et loyale déloyauté ;
C'est la peur toute rassurée,
Espérance désespérée,
Une furibonde raison,
Un raisonnable furibond ;
C'est Charybde la périlleuse
Désagréable et gracieuse,
Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger ;
C'est la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
C'est la soif qui toujours est ivre,
Ivresse qui de soif s'enivre,
Tristesse gaie, amer bonheur ;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse ;
Un adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché ;
C'est une peine délectable,
C'est férocité pitoyable,
C'est le jeu toujours inconstant,
Etat trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile ;
C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a triomphé, tant fût-il fort ;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste et jolie ;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis douloureux,
Œil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,
Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car aussi bien naissent amours
———
Sous la bure et sous le velours ;
Car nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
Tous suivent le même chemin,
Ce Dieu les tient tous sous sa main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie
Puisque tort à Nature ils font
J'ai pour eux un dégoût profond,
Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent
Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette rage guérir,
N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en aide
Je ne connais d'autre remède ;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.
 
 

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