Le Roman de la Rose
Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
Guillaume de Lorris et jean Meun, 1230-1280.
Parchemin. - 200 ff. - 350 x 250 x 35 mm
BNF, Manuscrits (Fr. 12595 fol. 121)
© Bibliothèque nationale de France

Dalila la malicieuse,
Par sa caresse venimeuse,
Tondit à Samson le vaillant,
———
Le preux, le fort, le bataillant,
Tous les cheveux avec ses forces,
Dont il perdit toutes ses forces,
Un jour que le tenait dormant
En son giron paisiblement.
Trop fol il fut quand à la belle,
N'ayant rien de caché pour elle,
Tous ses secrets il ne scella ;
Car tous elle les révéla,
Et la traîtresse, la parjure,
Le pela de sa chevelure.
Or cet exemple vous suffit ;
Autant que tout seul il en dit.
Et Salomon parle de même ;
Je vais, parce que je vous aime,
Citer son précepte divin :
"A celle qui dort sur ton sein
Les portes de ta bouche accroche,
Pour fuir et péril et reproche."
Oui, quiconque aurait l'homme cher
Lui devrait ce sermon prêcher
Que tous des femmes se gardassent
Et que jamais ne s'y fiassent.
Genius
Mais ceci pour vous n'ai pas dit,
Car vous avez, sans contredit,
Toujours été loyale et pure.
Du reste, affirme l'Écriture,
Tant Dieu vous a donné sens fin
Que vous êtes sage sans fin.
L'Auteur
Génius ainsi la conforte
Et tant qu'il peut Nature exhorte
A sa peine et ses pleurs tarir ;
Car nul ne peut rien obtenir
Par deuil, dit-on, ni par tristesse.
C'est une chose qui moult blesse
Et qui jamais n'a profité.
Quand il eut dit sa volonté,
Sans plus faire longue prière,
Il s'assied dedans une chaire
Près de l'autel, serein et doux.
Et tantôt s'est mise à genoux
Nature devant le bon prêtre.
Mais las ! il faut le reconnaître,
Son deuil ne sait-elle oublier,
Et lui ne l'en veut plus prier,
Car il perdrait sa peine toute,
Mais se tait et la dame écoute,
Qui dit, par grande dévotion,
En pleurant, sa confession
Qu'ici je vous rapporte écrite
Mot à mot, comme elle l'a dite.
[ Enluminure ]
Nature qui se confesse à Génius son prêtre
Quand Dieu, qui est toute bonté,
Fit le monde et l'immensité,
Dont il portait en sa pensée
La belle figure tracée,
Toujours de toute éternité,
Avant qu'elle eût parfaite été.
C'est là qu'il puisa son modèle
Et la matière originelle,
Car ciel ni terre il n'eût trouvé,
———
En vain eût-il tout observé,
Ni rien dont chose pût éclore,
Puisque rien n'existait encore ;
Car du néant fit tout jaillir
Dieu à qui rien ne peut faillir,
Et rien non plus ne lui fit faire
Fors sa volonté débonnaire,
Large, courtoise et sans dépit,
Source unique de ce qui vit.
Il le fit à travers l'espace,
D'abord seulement d'une masse
Qui n'était que confusion,
Sans ordre et sans distinction.
Puis la divisa par parties,
Qui puis ne furent désunies,
Et tout par ordre les rangea,
Et sait combien il y en a :
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures
Et les fit en un cercle asseoir
Pour plus comprendre et mieux mouvoir
Selon ce que muables furent
Et comprenables être durent,
Puis mit en convenables lieux
Selon que devaient être mieux.
Les légères en haut volèrent,
Lourdes au centre dévalèrent
Et les moyennes au milieu.
Ainsi le monde ordonna Dieu
Par droit compas, par droit espace.
Enfin quand il eut par sa grâce
Tout le reste distribué
Des créatures, à son gré,
Tant il m'honora, me tint chère,
Qu'il m'établit sa chambrière ;
Servir m'y laisse et laissera
Tant que sa volonté sera.
Nul autre droit je ne réclame,
Mais le bénis de ce que dame
Si pauvre ait, en toute saison,
Si grande et si belle maison.
Lui, si grand sire, tant me prise
Qu'il m'a pour chambrière prise.
Sa chambrière ! oui, par ma foi,
Son connétable, son bras droit,
Jamais je n'en eusse été digne,
Fors par sa volonté bénigne.
Voyez donc, je garde d'abord
La belle chaîne aux anneaux d'or,
Qui les quatre éléments, enlace
Tous inclinés devant ma face ;
Puis toute chose il me bailla
Qu'emmi la chaîne il enferma
Et voulut que je les gardasse
Et les formes continuasse ;
Toutes me doivent obéir,
Par mes lois se laisser régir
Sans jamais en oubli les mettre,
Mais les garder et s'y soumettre
A toujours éternellement.
Elles le font communément,
Toutes y mettent bien leur cure,
Fors une seule créature.
Ainsi, du beau ciel, tout d'abord,
Si je me plaignais, j'aurais tort,
Lui qui toujours tourne sans feindre
Et sans jamais mes lois enfreindre,
Et porte en son cercle poli
Les étoiles avec lui,
Plus brillantes, plus lumineuses
Que toutes pierres précieuses.
Son cours commence à l'orient ;
Il s'en va le monde égayant
Et vers l'occident s'achemine,
Et son cours oncques ne termine,
Tous les cercles ravissant
Qui vont contre lui gravissant
Afin d'attarder sa carrière.
Mais, vains efforts ! ils ont beau faire,
Ils n'empêcheront à nul temps
Qu'il n'ait en trente-six mille ans,
Pour regagner la même place
Où Dieu le créa dans l'espace,
Un cercle accompli tout entier,
Suivant la largeur du sentier
Du zodiaque au cercle immense
Qui, sans changer, sur lui s'avance.
Le ciel marche si bien à point
Que d'erreur en son cours n'a point.
 
 

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