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Extrait

Genèse du récit

Histoire de Merlin

– Va chercher maintenant, dit Merlin, de l’encre et du parchemin, car je vais te dire ce que tu ne pourrais entendre de la bouche de personne.
Blaise alla donc chercher ce qui lui était nécessaire et, quand tout fut prêt, Merlin commença à lui raconter sans rien oublier les liens affectueux qui avaient uni Jésus-Christ et Joseph d’Arimathie, le lignage de Joseph et des possesseurs du Graal, leur histoire, le départ d’Alain de chez son père avec ses compagnons, comment Pierre les avait quittés, comment Joseph se dessaisit de son Graal et comment il mourut ; comment après tous ces événements se concertèrent les diables qui avaient perdu leur immémorial pouvoir sur les hommes, comment les prophètes les avaient inquiétés ; c’est pourquoi ils avaient tenu conseil et étaient tombés d’accord pour créer un homme.
– Ils décidèrent unanimement, poursuivit Merlin, de me donner naissance. Tu sais, pour l’avoir entendu de la bouche de ma mère, la peine et la ruse qu’ils ont déployées et dans l’excès de leur folie ils m’ont perdu, ainsi que leurs autres avantages.
C’est ainsi que Merlin inspira cet ouvrage et le fit écrire par Blaise. Plus d’une fois celui-ci s’émerveilla des faits extraordinaires que lui confiait Merlin, ces faits lui semblaient beaux et bons et il y mettait toute son application. Tandis qu’il travaillait à son livre, Merlin lui dit un jour :
– L’œuvre que tu écris sera pour toi la source de grands tourments, et pour moi plus encore.
– Pourquoi ? demanda Blaise.
– On viendra me chercher depuis l’Occident, ceux qui viendront auront promis à leur maître de lui apporter de mon sang et voudront me tuer. Mais quand ils me verront et m’entendront parler, ils n’en auront plus envie. Je m’en irai avec eux et toi tu iras dans les régions où demeurent les gardiens du Graal. Tu seras payé de ta peine, car ton livre sera lu et écouté partout ; mais il n’aura pas pleine autorité, parce que tu n’es pas et tu ne peux pas être un apôtre. Les apôtres n’ont rien écrit sur Jésus-Christ qu’ils n’aient vu et entendu ; tu n’as, toi, rien vu ni entendu, tu ne sais que ce que je te raconte. Et de même que je suis et je resterai obscur pour ceux à qui je ne voudrai pas apporter des lumières, de même ton livre restera caché et rares seront ceux qui t’en sauront gré.

Robert de Boron, Merlin, présenté, traduit et annoté par Alexandre Micha, GF-Flammarion, 1994, chap. 16, p. 53-54
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