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Extrait

Perceval et l’échiquier magique

Perceval en prose

Perceval chevaucha toute la journée sans trouver d’aventure. À l’approche du soir, il pria Notre-Seigneur de lui faire trouver quelque demeure où il serait bien accueilli, ce qui n’avait pas été le cas la nuit précédente ! Regardant devant lui, il aperçut alors dans l’épaisseur de la forêt le faîte d’une tour qui se dressait, beau et imposant. Tout content, il chevaucha à vive allure dans cette direction et, une fois arrivé, il se trouva devant le plus beau château du monde. Le pont-levis était baissé, la porte d’enceinte ouverte. Il entra donc, toujours à cheval, alla jusqu’aux marches qui conduisaient à la grand-salle et mit pied à terre ; puis, après avoir attaché son cheval à un anneau, tout armé, l’épée au côté, il pénétra dans la salle. Une fois à l’intérieur, il regarda de tous les côtés sans voir âme qui vive. Il passa ensuite dans une chambre et en fit le tour mais, là non plus, il ne vit personne. Tout étonné, il revint donc sur ses pas.
– Par Dieu, dit-il, tout cela est fort surprenant ! Il y a dans cette salle, je le vois bien, des traces de pas. Il est évident qu’il y a eu du monde là, il n’y a pas longtemps, et pourtant, je ne vois personne !
Revenant alors au milieu de la salle, il aperçut devant une fenêtre un échiquier d’argent pur. Les pièces d’ivoire, noires et blanches, étaient disposées dessus, en position de jeu. Attiré par leur beauté, Perceval s’approcha et les contempla longuement. Au bout d’un moment, il se mit à manipuler les pièces et en avança une. Le jeu aussitôt joua contre lui. Très étonné par cette riposte, Perceval avança une autre pièce : la même chose se produisit. Il prit alors place et se mit à jouer. Il fit trois parties et, par trois fois, le jeu le fit mat. Rendu furieux par sa défaite, Perceval s’écria :
– Sur la foi que je dois à Notre-Seigneur, voici une bien grande merveille ! Je croyais que j’étais passé maître à ce jeu, et par trois fois ces pièces m’ont maté ! Mais que je sois maudit si cet échiquier me fait encore mat et me couvre de honte, moi ou quelque autre chevalier !
Il recueillit alors les pièces de l’échiquier dans le pan de son haubert et s’approcha de la fenêtre. Il s’apprêtait à les jeter dans la rivière qui coulait en contrebas lorsqu’une jeune fille qui se trouvait au-dessus de lui, à une fenêtre, l’interpella vivement.
– Chevalier, lui cria-t-elle, votre coeur vous fait faire un geste bien peu courtois, vous qui voulez ainsi jeter à l’eau ces pièces ! Si vous les jetez, vous ferez, sachez-le, une bien mauvaise action.
– Ma demoiselle, répliqua Perceval, si vous descendez, je vous assure que je n’en jetterai aucune.
– Je n’en ferai rien, répondit-elle, mais replacez-les sur l’échiquier et vous ferez ainsi preuve de courtoisie.
– Qu’est-ce que cela signifie, ma demoiselle ? Vous ne voulez rien faire de ce que je vous demande et vous exigez que je fasse quelque chose pour vous ! Par saint Nicolas, si vous ne descendez pas, je les jetterai !
– Seigneur chevalier, reprit la jeune fille en entendant cette réponse, replacez les pièces. Je vais descendre plutôt que de vous les voir jeter.
Perceval, tout heureux de ce qu’elle lui disait, revint vers l’échiquier et replaça les pièces. Mais elles s’y disposaient d’elles-mêmes mieux que personne n’aurait su le faire.
[…]
Perceval, dès qu’il vit la jeune fille, en tomba éperdument amoureux et se dit en lui-même qu’il serait bien fou de ne pas la prier d’amour : il était là, avec elle, et avait tout loisir de l’en prier. Ainsi fit-il, multipliant requêtes et avances.

Attribué à Robert de Boron, Perceval en prose, premier quart du 13e siècle, traduction par Emmanuèle Baumgartner
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