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Extrait

Merlin et la prophétie des dragons

Merlin

– Voulez-vous savoir, dit Merlin à Vortigern, pourquoi l’ouvrage s’écroule et qui l’abat ? Je vous expliquerai clairement. Savez-vous ce qu’il y a sous cette terre ? Une grande nappe d’eau dormante et sous cette eau deux dragons aveugles. L’un est roux et l’autre blanc ; ils sont sous deux rochers, ils sont énormes et connaissent chacun l’existence de l’autre. Quand ils sentent le poids de l’eau sur eux, ils se retournent avec un tel fracas de l’eau que tout ce qui est au-dessus chavire : ce sont eux qui font s’écrouler la tour. Faites vérifier et si ce que je vous dit n’est pas exact, faites-moi écarteler ; mais si je ne vous trompe pas, que mes garants soient libres et les clercs mis en cause pour leur ignorance.
– Si ce que tu dis est vrai, fait le roi, tu es l’homme le plus sage du monde. Apprends-moi comment faire déblayer la terre.
– Avec des chevaux, des charrettes et des hommes qui porteront les décombres sur leur cou. […]
On se mit à creuser les fossés et l’eau s’écoula.
– Dès que ces deux dragons qui vivent sous l’eau, dit Merlin, flaireront leur présence, ils engageront le combat et s’entre-tueront. Convoquez les grands personnages du royaume afin qu’ils assistent à la bataille, car elle ne sera pas sans grande signification.
Vortigern accepta volontiers de les convoquer et il lança dans tout le royaume un appel à ses sujets, aux clercs comme aux laïcs. Quand il se furent tous rassemblés, Vortigern leur fit savoir les révélations de Merlin ainsi que le prochain combat des deux dragons. Ce sera un beau spectacle, se disent-ils entre eux. Ils demandèrent si Merlin avait désigné le vainqueur.
– Pas encore, répond le roi. […]
– Sachez que le dragon blanc tuera le roux, mais qu’il aura grand mal au début et sa victoire aura une grande signification pour qui saura la déchiffrer. Je ne vous en dirai pas davantage avant la fin de la bataille.
Les gens s’attroupèrent devant les deux blocs de pierre, les soulevèrent et en tirèrent le dragon blanc. En le voyant si énorme, si farouche et si hideux, ils reculèrent d’effroi. Ils allèrent à l’autre et le dégagèrent de dessous. À sa vue ils furent encore plus épouvantés, car il était plus féroce, plus hardi, plus hideux, plus redoutable que l’autre et Vortigern pensa qu’il avait des chances d’être vainqueur. […] Les dragons s’approchèrent si près l’un de l’autre qu’ils se flairaient les croupes, et dès que l’un eut reniflé l’autre, ils s’affrontèrent en se prenant par les crocs et par les pattes. Vous n’avez jamais entendu parler de deux bêtes se battant aussi férocement tout le jour, toute la nuit et encore le lendemain jusqu’à midi. Tous les spectateurs pensaient que le roux tuerait le blanc, lorsque des naseaux du blanc jaillirent feu et flamme qui brûlèrent le roux. Quand celui-ci fut mort, le blanc se retira, se coucha et ne vécut plus que trois jours. Ceux qui avaient assisté à cette extraordinaire bataille avouèrent qu’on n’en avait jamais vu de pareille.

Robert de Boron, Merlin, 13e siècle, traduction par Alexandre Micha
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