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Le goût du néant

Le poète de la vie moderne
par Andrea Schellino

le poète de la vie moderne

La vie moderne est, selon Baudelaire, inséparable de la condition mélancolique.
Dans Les Fleurs du Mal, cet héritage romantique s'exacerbe en prenant la forme du spleen (rate en anglais, siège traditionnel des idées noires), qui postule un déchirement au sein du sujet et une relation douloureuse de son être au monde.

Melencolia I  Albrecht Dürer (1471-1528), dessinateur et graveur, 1514
© Bibliothèque nationale de France

La déchirure du moi

La mélancolie est la compagne fidèle de Baudelaire. Depuis l’enfance, et tout au long de ses années de collège, elle guette ses longs moments de solitude. Dans une épître en vers qu’il adresse à Sainte-Beuve en 1843, il se remémore les « précoces ennuis » et les « langueurs » dont il souffrait sur les bancs de l’école. Il la représente alors, comme sur l’eau-forte de Dürer, « le menton dans la main » et fixant le destin de son œil noir. Il la retrouve ensuite dans toutes les circonstances de sa vie. Sur le navire qui l’éloigne de France en 1841, elle prend la forme de la nostalgie. Et sur les îles où il fait escale, Maurice et Bourbon, l’exotisme ne fait que l’aviver.

L'Invitation au voyage
Les Fleurs du Mal, LIII, 1861

Une « rage » de solitude

Rentré à Paris, il avoue à sa mère sa « rage » de solitude. L’île Saint-Louis, où vit alors le jeune poète, paraît à ses amis « un pays bien plus perdu que l’île Maurice ». Dans le plaisir même, Baudelaire cherche l’exil intérieur, qui deviendra la « grandeur sans convictions » du dandy. L’incompréhension de ses contemporains et le procès des Fleurs du Mal, en août 1857, ne font que sceller sa vocation mélancolique. À la fin de sa vie, lorsqu’il se réfugie en Belgique, il tente de la conjurer en collectant les signes de la bêtise universelle dont il croit voir une version concentrée dans le pays qui l’accueille, mais il ne fait que se séparer plus encore du monde des humains.

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie n'a bougé ! »

La mélancolie, telle que Baudelaire la conçoit, est inséparable de l’expérience de la solitude, de l’ennui, et de ce qu’il appelle le spleen (rate en anglais, siège traditionnel des idées noires), ce doux monosyllabe d’importation dont il fera le titre de trois poèmes des Fleurs du Mal, qu’il impliquera dans le titre de la première partie du recueil : « Spleen et Idéal », puis dans le titre de son recueil de poèmes en prose : Le Spleen de Paris.

Hôtel Lauzun, quai d’Anjou 17, Eugène Atget (1857-1927), Série Paysages urbains, 1870-1913
© Bibliothèque nationale de France

Le spleen postule un déchirement au sein du sujet et une relation douloureuse de son être au monde. Le mot mélancolie n’apparaît pas dans la première édition des Fleurs du Mal, en 1857, et la seconde édition, augmentée en 1861, n’en offre qu’une occurrence, dans Le Cygne : « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé ! » Dans un poème finalement écarté des Fleurs du Mal, « Épigraphe pour un livre condamné », et qu’il avait pensé intégrer à la seconde édition du recueil, il invite le lecteur « paisible et bucolique » à jeter « ce livre saturnien, orgiaque et mélancolique ». Le vocabulaire négatif des Fleurs du Mal rattache cette condition à la chute : l’irrémédiable, l’irréparable, l’irrémissible…

Le Cygne
Les Fleurs du Mal, LXXXIX, 1861

« La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »

Le Peintre de la vie moderne, chap. iv, 1863

Le « ciel mélancolique de la poésie moderne »

S’il a quelque peine à se situer par rapport au romantisme français, à se comprendre dans la filiation de Victor Hugo, Baudelaire se sent proche de Byron, de Tennyson et de Poe, qui illuminent le « ciel mélancolique de la poésie moderne », comme il se sent proche de Chateaubriand, de Gautier, qui incarnent à ses yeux la « grande école de la mélancolie ». Lorsqu’à la fin de sa vie, il écrit à Sainte-Beuve que son Joseph Delorme, publié en 1829, « c’est Les Fleurs du Mal de la veille », c’est en particulier parce que la muse mélancolique s’y exprime.

Ce sont des œuvres tardives, Le Peintre de la vie moderne (rédigé dès 1859, publié en 1863) et Le Spleen de Paris, qui donnent accès à la modernité mélancolique telle que le poète, et le philosophe qui est en lui, la conçoivent, en conjuguant deux grandes idées : l’idée de modernité, comprise comme accordant « le transitoire, le fugitif, le contingent » et « l’éternel », qu’il nomme aussi « l’immuable » ; et l’idée selon laquelle la mélancolie est « inséparable du sentiment du beau ».

Quis evadet ? (Qui y échappera ?), Vanité : amour soufflant des bulles de savon, atelier de Hendrick Goltzius, Haarlem, vers 1590
© Bibliothèque nationale de France
Les Épaves de Charles Baudelaire : frontispice, eau-forte de Félicien Rops (1833-1898), Amsterdam : À l’enseigne du coq, 1866.
© Bibliothèque nationale de France

À une passante
Poèmes extraits des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1861)

« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité. »

« Spleen », dans Les Fleurs du Mal, 1857

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