L’œuvre d’une vie
La poésie du Mal
par Andrea Schellino
Histoire d'un livre
par Jean-Marc Chatelain
La poésie du Mal
par Andrea Schellino
« Dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine », écrit Baudelaire à sa mère, en février 1866. Les Fleurs du Mal sont en effet l’œuvre de sa vie, l’œuvre de toute une vie.
« Et il restera, ce livre »…
Baudelaire n’a cessé de penser au recueil des Fleurs du Mal, en l’augmentant, d’une édition à l’autre, depuis les premières publications en revue jusqu’à la seconde édition du livre, paru en février 1861, et même au-delà, puisqu’en Belgique encore, il pensait à une troisième édition. L’idée que le siècle où il a vécu ne pouvait que contrarier son destin de poète ne l’a jamais quitté, de même que le constat, plusieurs fois renouvelé, que la France avait « horreur de la poésie » (lettre à Narcisse Ancelle, 18 février 1866). Mais c’est à sa postérité que Baudelaire confiait le sens même de son œuvre : « On me refuse tout, l’esprit d’invention et même la connaissance de la langue française. Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des meilleures poésies de V. Hugo, de Th. Gautier et même de Byron », écrit-il encore à sa mère le 9 juillet 1857, au moment où la justice le poursuit.
« Faut-il vous dire à vous, qui ne l’avez pas plus deviné que les autres, que, dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie ; et je mentirai comme un arracheur de dents. »
Un « étrange classique des choses qui ne sont pas classiques »
Au confluent d’une expérience individuelle et d’un héritage littéraire complexe, croisant tradition latine, esthétique baroque et romantisme, Les Fleurs du Mal ont pu apparaître comme l’œuvre d’un « étrange classique des choses qui ne sont pas classiques » (Pierre-Jules Hetzel). Trop singulière pour être immédiatement comprise, la poétique de Baudelaire a choqué : selon Sainte-Beuve, il « petrarquisa[it] sur l’horrible ». On y a vu ensuite l’apothéose de l’artificiel, de l’hystérie ou de la mystification, avant d’y reconnaître les stigmates de la décadence. Baudelaire, selon Victor Hugo, en dotant le ciel de l’art d’un « rayon macabre », créait un « frisson nouveau ». C’est ce « frisson » que les générations poétiques suivantes ont mieux compris, à l’instar de Verlaine, qui dans un long article publié dans L’Art en novembre et décembre 1865, analysait l’originalité d’un poète qui, le premier, avait su « représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne », et de Rimbaud, qui dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, saluait en l’auteur des Fleurs du Mal « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu ».
« Charles Baudelaire » par Paul Verlaine :
1re partie, L’Art du 16 novembre 1865
2e partie, L’Art du 30 novembre 1865
3e partie, L’Art du 23 décembre 1865
« Spleen »
Les Fleurs du Mal, LXXVII, 1861
Une conscience aiguë du mal et du péché
L’unité des Fleurs du Mal, et leur unicité, se fondent sur une conscience aiguë du mal et du péché. Plusieurs poèmes, comme « L’Irrémédiable » ou « L’Irréparable », éprouvent l’emprise satanique sur l’homme, constamment sollicité par le vice et ses charmes délicats. La poésie de Baudelaire intègre une esthétique « sinistre et froide », à l’image de la beauté telle que la poète la conçoit. Elle s’ouvre à l’expérience du bizarre et de la mélancolie : « je ne conçois guère », écrit Baudelaire dans Fusées, « un type de Beauté où il n’y ait du Malheur ». Cette interprétation du monde trouve une expression privilégiée dans l’allégorie, dont Baudelaire fait un emploi constant dans Les Fleurs du Mal : « tout pour moi devient allégorie », écrit-il dans « Le Cygne ».
« Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon. »
Le « drame où se joue le salut de l’être »
En 1857, Barbey d’Aurevilly voyait une « architecture secrète » dans Les Fleurs du Mal. On peut y suivre en effet un parcours conduisant le lecteur de la naissance du poète (« Bénédiction ») au cycle de la mort, que l’édition de 1861 parachèvera en un long poème testamentaire, « Le Voyage ». Mais au-delà de cette architecture, une tension régit l’ensemble du recueil, qui semble distribuer en lui les « deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », dont Baudelaire dit dans Mon cœur mis à nu qu’elles règlent les affaires humaines. Il le précise du reste dans un projet de préface à la seconde édition des Fleurs du Mal : « À un blasphème j’opposerai des élancements vers le ciel, à une obscénité des fleurs platoniques. » Dans la première partie du recueil, « Spleen et Idéal », les deux termes se diluent l’un dans l’autre, un espace particulier étant réservé à quatre poèmes portant le même titre : « Spleen », auxquels on peut joindre « Le Goût du néant » : « Le Printemps adorable a perdu son odeur ! »
Harmonie du soir
Poèmes extraits des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1861)
Au crépuscule de l’Idéal, des moments d’hallucination assurent la transition vers la Mort : « Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ; / Il nage autour de moi comme un air impalpable » (« La Destruction »). Comme le bien et le mal, dans leur éternelle alternance, érotisme et spiritualité se mêlent inextricablement dans la poésie des Fleurs du Mal, animant le « drame où se joue le salut de l’être » (Jacques Dupont). Comme, pour lui « l’acte d’amour a une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale » (Fusées), la poésie amoureuse se colore de satanisme et de sadisme.
Malgré la permanence du Mal, la possibilité du nouveau est formulée dans la conclusion du recueil, « au fond de l’inconnu », au-delà du réel : « C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie », écrit Baudelaire dans un article sur Théophile Gautier, « que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ».
« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau »
« Le Voyage »
Les Fleurs du Mal, CXXVI, 1861
Histoire d’un livre
par Jean-Marc Chatelain
C’est « le maître livre de notre poésie », disait le poète Yves Bonnefoy des Fleurs du Mal. Mais cette consécration n’est pas allée sans difficultés : parce que le livre fut d’abord condamné, mais aussi parce que sa genèse fut elle-même difficile, et que la forme finale que Baudelaire aurait voulu lui donner restera à jamais inconnue.
Préhistoire des Fleurs du Mal : des Lesbiennes aux Limbes (1845-1852)
L’édition de ce qui allait progressivement devenir Les Fleurs du Mal n’a d’abord été qu’un bruit : la seule annonce d’un recueil de vers intitulé Les Lesbiennes « par Baudelaire-Dufaÿs », « à paraître incessamment », publiée à plusieurs reprises de 1845 à 1847 sans que le livre lui-même voie le jour.
« Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous ! »
En novembre 1848, la parution semble enfin se préciser. Une nouvelle annonce la fixe très exactement au 24 février 1849, jour anniversaire de la proclamation de la Seconde République. Le nom d’un éditeur est indiqué : ce sera Michel Lévy. Et le titre retenu est modifié, tout en conservant les mêmes sonorités consonantiques : Les Lesbiennes ont fait place aux Limbes, terme emprunté à la théologie chrétienne pour désigner le séjour où errent les âmes des justes morts sans avoir reçu le baptême, condamnés, comme le dit la Divine Comédie de Dante, à « vivre dans le désir sans espérance ».
L’anniversaire passa, le livre ne parut pas. Néanmoins, de juin 1850 à octobre 1852, Baudelaire en publie quelques aperçus dans la presse, à titre d’annonce d’un recueil destiné, dit-il, à « représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne ». Mais après l’année 1852, plus aucune mention des Limbes n’est connue : en 1855, quand de nouveaux documents font état du recueil toujours en gestation, il est évoqué sous le titre Les Fleurs du Mal.
« Les Fleurs du Mal ne sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques, dispersés par l’inspiration, et ramassés dans un recueil sans d’autre raison que de les réunir. Elles sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte unité. »
Des journaux au livre (avril 1855-juin 1857)
C’est dans la Revue des Deux Mondes, le 1er juin 1855 que Baudelaire fait pour la première fois paraître un ensemble de dix-huit poèmes sous le titre Les Fleurs du Mal. Cet extrait se distingue aussi des précédents par le fait qu’il ne s’agit plus d’un échantillon de l’œuvre à venir, mais d’un véritable galop d’essai : les pièces sont organisées selon un ordre soigneusement pensé, qui conduit d’un prologue jusqu’à une conclusion. Ainsi, cette publication partielle laisse déjà voir que l’architecture d’ensemble sera essentielle à la signification du livre. Plus que des extraits, c’est une image réduite des Fleurs du Mal qui est proposée.
L’édition originale doit pourtant attendre deux années encore avant de voir le jour. Les choses se précipitent enfin dans le dernier mois de l’année 1856. Le 30 décembre, fâché avec Lévy, Baudelaire signe un contrat avec Auguste Poulet-Malassis, qu’il avait rencontré dans la bohème littéraire parisienne en 1850 et qui avait repris ensuite l’imprimerie familiale à Alençon, associé à son beau-frère Eugène de Broise. Dans les mois suivants, Baudelaire s’attache à préparer son livre : travail d’élagage d’une part, qui consiste à écarter les pièces jugées plus faibles (dont on ignore le nombre exact) pour ne retenir que le meilleur ; travail de correction des épreuves d’imprimerie d’autre part, que Baudelaire poursuit de février à juin et dont il profite pour améliorer toujours ses textes, dans leur rédaction comme dans leur ponctuation. Le livre tant attendu finit par sortir des presses le 21 juin 1857. Il compte, à la suite de l’adresse inaugurale « Au lecteur », exactement cent poèmes, soit autant que de chants dans la Divine Comédie de Dante, inégalement répartis en cinq sections successives intitulées « Spleen et Idéal », « Fleurs du Mal », « Révolte », « Le Vin » et « La Mort »
« Au Lecteur »
Les Fleurs du Mal, 1861
D’une édition à l’autre : la seconde édition des Fleurs du Mal (juillet 1857-février 1861)
À peine le livre paru, une critique signée du journaliste Gustave Bourdin, publiée en une du Figaro du 5 juillet 1857, dénonce les « monstruosités » morales qu’il voit dans plusieurs poèmes. Ainsi alerté, le ministère de l’Intérieur fait saisir le livre et des poursuites judiciaires sont engagées, sous les deux chefs d’accusation d’« outrage à la morale religieuse » et d’« outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Seul le second est finalement retenu, au nom duquel, le 20 août 1857, la 6e chambre correctionnelle du département de la Seine condamne l’auteur et les éditeurs à une amende et ordonne la suppression de six pièces du recueil.
« L’odieux y coudoie l’ignoble ; — le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. — Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur. »
Bien que très affecté par une condamnation qu’il jugera toujours injuste, née du « malentendu » consistant à lire son œuvre sous le verre déformant d’un grossier réalisme, Baudelaire continue d’enrichir son œuvre de pièces nouvelles. Il les fait paraître de manière dispersée dans la presse avant de les rassembler dans une seconde édition du livre, qui paraît en février 1861. Édition tout à la fois amputée et augmentée : amputée des six pièces condamnées, interdites de publication, mais augmentée de trente-deux poèmes nouveaux (et non trente-cinq comme l’annonce la page de titre), dont un seul n’a pas été déjà publié en revue. Cette nouvelle édition compte désormais 126 poèmes.
Il s’agit aussi d’une édition remaniée. Baudelaire modifie l’architecture de son livre en déplaçant des poèmes d’une section à une autre et en procédant à trois changements majeurs : il crée une section nouvelle, intitulée « Tableaux parisiens », dont l’inspiration urbaine accentue la modernité du recueil ; il modifie l’ordre des sections, désormais au nombre de six, en ne se contentant pas d’insérer après « Spleen et Idéal » les « Tableaux parisiens », mais en déportant aussi « Le Vin » après ces derniers, de manière à renforcer la progression dramatique qui mène ensuite de « Fleurs du Mal » à « Révolte » puis à « La Mort » ; enfin il étoffe considérablement cette dernière section non seulement en doublant le nombre de ses pièces, qui passe de trois à six, mais en lui donnant aussi pour conclusion le plus long poème du recueil, « Le Voyage ».
« L'Horloge »
Poèmes extraits des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1861)
À cette présence renforcée de la mort correspond également le projet de doter la nouvelle édition d’un frontispice inspiré d’une gravure macabre du xvie siècle. Sa réalisation est confiée en 1860 au graveur Félix Bracquemond. Déçu par les propositions de celui-ci, Baudelaire y renonce finalement. Mais les additions et transpositions de l’édition de 1861 suffisent à souligner que la mort est bien ce qui oriente tout le sens des Fleurs du Mal.
« L’auteur des Fleurs du Mal est non pas un poète de talent, mais un poète de génie, et de jour en jour on verra mieux quelle grande place tient dans notre époque tourmentée et souffrante son œuvre essentiellement française, essentiellement originale, essentiellement nouvelle. »
L’impossible édition définitive (1861-1868)
L’édition de 1861 fixe la physionomie définitive de l’œuvre, mais elle n’en arrête pas le développement. Baudelaire continue de composer des vers et de les publier dans diverses revues. Et c’est dans l’intention de travailler à une troisième édition que Baudelaire emporte avec lui à Bruxelles, en 1864, un exemplaire de la seconde dans lequel il a intercalé des pièces nouvelles. Mais cet exemplaire étant perdu et Baudelaire étant mort sans avoir mené son projet à bien, la question de savoir de quelles pièces il s’agissait reste sans réponse.
Après la mort de Baudelaire, c’est son ami, le poète Théodore de Banville, qui se charge de préparer une nouvelle édition, qui se veut « définitive ». Elle paraît dès la fin de l’année 1868, formant le premier volume des Œuvres complètes de Baudelaire que publie Michel Lévy de 1868 à 1870. Vingt-cinq poèmes nouveaux y figurent.
Il est néanmoins assuré que Banville a abusivement intégré au recueil des pièces que Baudelaire n’avait pas l’intention d’y faire figurer. Les corrections apportées aux poèmes de 1861 présentent une même difficulté : il est impossible de distinguer ce qui est dû à Baudelaire de ce qui est le fait de Banville.
C’est la raison pour laquelle le parti pris aujourd’hui par la majorité des éditeurs est de publier Les Fleurs du Mal en suivant l’édition de 1861 et en rejetant en annexe les pièces ajoutées en 1868. En annexe aussi sont publiées les pièces condamnées en 1857. Du vivant de Baudelaire, Poulet-Malassis les avait éditées par deux fois en Belgique, en 1864 parmi une anthologie de poésie libertine intitulée Le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, puis en 1866 dans le recueil des Épaves, où elles figurent aux côtés de dix-sept poèmes qui n'apparaissent pas dans Les Fleurs du Mal. Il les fait paraître de manière dispersée dans la presse avant de les rassembler dans une seconde édition du livre, qui paraît en février 1861.
Chacune de ces éditions fut condamnée en France : la censure prononcée en 1857 ne sera levée qu’en mai 1949. Mais elle avait définitivement rendu impossible de savoir comment, s’il avait eu la liberté de les publier, Baudelaire aurait disposé les six poèmes retranchés contre son gré dans les versions augmentées de son livre.