La décadence

Aux XIVe et XVe siècles, le compartimentage tend en effet à déserter les livres des laïcs pour se retrouver confinés, comme aux premiers temps du Moyen Âge, à l'église. On l’observe, non seulement sur les panneaux des retables, mais aussi sur les voûtes et les murs des chapelles. Dans les livres, le compartimentage tend tout simplement à disparaître. Ce phénomène a deux explications.
 
Le livre d’heures

La première cause est l'invention, au XIIIe siècle, d'un nouveau genre de livre destiné aux laïcs, le livre d'heures. Il ne s'agit plus d'un récit, mais d'une collection de prières et de messes récitées aux différentes " heures " de la journée.
Chaque partie est ornée d'une ou de plusieurs illustrations, aux thèmes conventionnels, parfois séparées par plusieurs dizaines de pages.
Ce genre se diffuse fortement aux deux derniers siècles du Moyen Âge, appauvrissant l'imagination graphique au profit de modèles convenus.



La peinture de chevalet

La seconde cause relève de l’évolution du goût des laïcs. Ces derniers se détournent du récit en séquences au profit de l'image unique. La peinture gothique internationale s'accommode bien de ce système : les artistes découvrent l'art du portrait, du paysage, genres auxquels convient particulièrement l'image isolée, qui illustre désormais plus volontiers le livre. Ce système, qui est à l'origine du besoin d'unité de lieu, fera les beaux jours de la peinture de chevalet et verra disparaître, ou peu s'en faut, le livre d'images. Les artistes privilégient désormais d'autres modes d'expression de la chronologie, qui tiennent compte de ce goût nouveau pour l'image-tableau. Leur imagination, au demeurant, n'est pas prise en défaut : ils inventent de nouvelles formules, dont toutes, en tant que cousines, ont un rôle à jouer dans la généalogie de la bande dessinée. Mais le récit séquentiel au rythme rapide, en cases successives, perd durablement de son impact et de son importance.

Les livres d'images



D'autres pistes sont en effet défrichées par les artistes. L'une consiste à composer un livre, ou une partie de livre, entièrement en images pleine page, les scènes se succédant de page en page. L'effet obtenu en feuilletant rapidement le livre correspondrait presque à celui d'un flip book. Naturellement on ne feuilletait pas hâtivement son livre ! Une autre piste est l'invention, quatre siècles avant que Töpffer ne la redécouvre, de l'" histoire en images ", où le texte, non pas inséré dans l'espace de l'image, lui est cependant étroitement associé. Des cadres ne sont pas toujours prévus pour isoler les cases.

 

C’est ainsi qu'à Valenciennes, vers 1326, des artistes anglais dessinent au trait une œuvre satirico-politique en français, le Dit de Fauvain : dix pages illustrées à la mine de plomb à raison de quatre cases par pages. À la première page, le texte et l'image sont soigneusement encadrés dans un cartouche. Ensuite, libre de toute limite, l'image conserve le même module carré et le texte soigneusement justifié selon la largeur de l'image. En outre, le héros est animal anthropomorphe, un cheval auquel l’artiste prête un comportement humain. D'autres livres utilisent le procédé de l’histoire en images, notamment une bible peinte à Saint-Quentin, en 1350, où les enlumineurs emploient des systèmes habituels aux auteurs de bande dessinée, telle la reprise du décor d'une image sur l'autre pour mieux matérialiser la continuité du récit. Au XVe siècle, des tapisseries obéissent encore au même principe.

En marge


Enfin, le dernier siècle du Moyen Âge connaît un renouveau complet de la peinture de manuscrit, qui exclut hélas presque tout recours à la séquence ou qui, dans le meilleur des cas, la " marginalise ". Soit une image unique orne désormais la page, soit la séquence s'organise en petites vignettes rondes ou carrées placée en marge, autour d'une image principale. Au mieux, les marges réduites ne contiennent plus au maximum que cinq à sept de ces cases qui ne sont plus que des illustrations secondaires. Au pire, le procédé de la séquence a subi une transformation totale : la succession des images est éliminée au profit d'une image unique dans laquelle se déroulent, de manière cinétique, les différents temps d'un mouvement ou d'une action. Cette technique est une véritable nouveauté, à peine esquissée dans la broderie de Bayeux avec la mort d'Harold. Bien qu'il sonne le glas du récit en séquences d'images, il faut reconnaître à ce procédé une indéniable originalité, redécouverte au XXe siècle dans la bande dessinée par l'Italien Gianni de Luca notamment.