L'explosion du récit en images

Désormais, les exemples de récits en séquences d'images fourmillent à travers toute l'Europe.
  
Dans les livres
Le XIe siècle est un moment-clef dans l'histoire de ce mode d'expression. Les livres sont illustrés de feuillets divisés en " cases " . Ils peuvent faire l'objet de mises en page nouvelles, comme dans une Paraphrase d’Aelric (Londres, British Library, ms Cotton Claudius B. IV f° 38). L'une de ses pages figure trois temps successifs du voyage d'Abraham vers le lieu du sacrifice de son fils : plutôt que de diviser classiquement la page en trois registres, l'artiste a choisi un découpage original : une ligne en zigzag découpe la page en trois espaces triangulaires, qui se lisent de bas en haut. Ce procédé matérialise à la fois le sol, l'impression de montée au sommet d'une montagne et la succession chronologique des épisodes...
   
Aux portes des églises
De tels manuscrits étaient réservés à une élite, aristocratique et cléricale. Et c'est sur les portes des églises que le récit en séquences d'images s'adressait au plus grand nombre. À Hildesheim en 1015, les lourds battants de bronze comportent chacun seize cases rectangulaires et présentent un double récit : à gauche, l'histoire d'Adam et Ève, à droite, celle du Christ. Ce n'était pas la première fois, dans l'histoire de la séquence, que les portes d'église servaient de support au déroulement d'un récit : déjà, au Ve siècle, celles de la basilique de Santa Sabina, à Rome, disposaient de battants en bois porteurs de vingt-huit cases historiées. Ce n'était pas non plus la dernière : au long des XIIe-XVe siècles, elles reprennent le même principe, comme à Pise, au XIIe siècle. À Saint-Marc de Venise, dans l’atrium, des mosaïques déroulent des épisodes de l’Ancien Testament. Les portes des églises seraient-elles les premières " bandes dessinées " à usage populaire ?
  
La Bible d'Etienne de Harding


Le XIIe siècle voit l'affirmation du phénomène. Dans les premières années, le plus bel exemple de " bande dessinée " avant la lettre est à découvrir dans la Bible de Etienne de Harding (Dijon, B. M., ms 12-15). Pourtant, l'image n'y est guère mise à l'honneur : le manuscrit ne comprend que quelques peintures en pleine page sur quatre volumes, dont le premier est sans image ! Cependant, dans le troisième volume, une page traduit un formidable bond en avant  : une vie de David s'y déroule sur cinq registres comportant dix-sept cases. Un double lignage rouge sépare les registres, et les cases sont isolées par une double ligne, rouge et bleue. Le dessin est narratif, plein d’allant. L'enlumineur n'a pas hésité à pratiquer la sortie d'image. Un court texte s'insère entre les registres. Hélas, l’artiste travaillait pour Cîteaux, peu avant la période d'iconophobie inspirée par Bernard de Clairvaux, et son œuvre n'a pas été poursuivie...
  
Aux plafonds des églises

Le goût pour le compartimentage est désormais bien implanté. Bibles et psautiers, en Allemagne, comme en France ou en Angleterre, disposent souvent de pages, voire de cahiers d'images, organisées en six ou en douze cases. La case envahit la peinture et s'offre à la vue du commun des mortels aux plafonds des églises, comme à Zillis, dans les Grisons (Suisse) où l’on découvre le programme le plus ambitieux de récit compartimenté du XIIe siècle : l'église Saint-Martin, bâtie à 1000 mètres d'altitude, dispose d’un plafond plat à sept mètres de hauteur, parfaitement adapté à la réception d'un récit en images. Il comporte cent cinquante-trois images disposées en dix-sept rangées de neuf cases. Les cases de bordure sont décoratives, les cent cinq autres narratives. Plus ancien plafond peint connu en Occident, il constitue le plus long récit en séquences d'images depuis le début du Moyen Âge et comporte, en fait, deux narrations : la plus longue est la vie du Christ ; la seconde est celle de la vie de saint Martin, patron du lieu, à la manière d'une bande complémentaire, au niveau de l’entrée. La Suisse est une région favorable aux naissances du genre… puisque c'est à Genève que Rodolphe Töpffer inventera la première bande dessinée " moderne ".