Le romantisme musical

  En musique comme en littérature, que l'indépendance de la pensée soit le principe de toutes choses. Laissez les consciences affranchies de toute espèce de joug, et ne vous faites pas un monopole que nul n'a le droit de posséder. Liberté ! que ce mot soit sacré pour tous.

Revue musicale, "Variétés : le romantisme en musique", mars 1830
  

S'il l'a surtout abondamment illustrée dans son œuvre intrumentale, Berlioz a théorisé dans plusieurs textes critiques la notion de romantisme musical. En octobre 1830, alors qu'il se prépare à faire entendre la Symphonie fantastique, véritable manifeste romantique, Berlioz fait un "Aperçu sur la musique classique et la musique romantique" pour Le Correspondant où il déclare :
Les compositeurs romantiques [...] ont écrit sur leur bannière : "Inspiration libre". Ils ne prohibent rien, tout ce qui peut être du domaine musical est par eux employé. Cette phrase de Victor Hugo est leur devise : "L'art n'a que faire de menottes, de lisières et de bâillons, il dit à l'homme de génie, va, et le lâche dans ce grand jardin de poésie où il n'y a pas de fruit défendu."

  L'expression des sentiments
Un genre nouveau est né, "le genre instrumental expressif", dans lequel se sont illustrés d'abord Gluck, "le Shakespeare de la musique", Spontini, puis Weber et Beethoven, revendiqués depuis toujours par Berlioz comme ses pères spirituels :
Dans les compositions de Beethoven et de Weber, on reconnaît une pensée poétique qui se manifeste partout. C'est la musique livrée à elle-même, sans le secours de la parole pour en préciser l'expression ; son langage devient alors extrêmement vague et par là même acquiert encore plus de puissance sur les êtres doués d'imagination. [...] on sent se réaliser en soi la vie sublime rêvée par les poètes, et l'on s'écrie avec Thomas Moore : "Oh divine musique ! Le langage impuissant et faible se retire devant ta magie ! Pourquoi le sentiment parlerait-il jamais, quand tu peux seule exhaler toute son âme ?"

Pour l'époque, la musique est considérée comme "le plus romantique de tous les arts" selon l'expression de E.T.A. Hoffmann. Plus que le langage, paralysé par sa précision même, elle possède une capacité à exprimer les mouvements les plus intimes de l'âme. La musique purement instrumentale doit se faire expressive, "dire" l'homme, la nature, le divin, sans recours à la parole. Telle est la principale invention du romantisme en musique laquelle n'est plus ornementale : elle devient un langage à part entière, mieux fait que le verbe pour exprimer le monde intérieur et le mystère. Cette idée neuve plane dans l'air romantique ; Berlioz lui a donné son accomplissement et son plus grand éclat.
   
  Des emprunts au domaine littéraire
Ce langage nouveau, inventé par la musique, doit parler de l'homme et du monde, comme le langage verbal. S'il rivalise avec lui par d'autres moyens et d'autres ambitions, il se tourne vers les mêmes objets. D'où l'extrême curiosité de Berlioz pour la littérature et la place qu'elle tient, en filigrane, autour de sa musique. De plus, la musique nouvelle doit pour lui, comme le fait la littérature, exprimer cet homme nouveau que le traumatisme révolutionnaire a laissé sans repères familiers. L'exaltation de la liberté et de la nouveauté se mêle à la crainte de l'inconnu, à l'inquiétude que Chateaubriand, par exemple, a décrit dans René auquel Berlioz fait explicitement référence dans la Fantastique.

L'œuvre musicale de Berlioz multiplie donc les interventions littéraires : il écrit un "programme" pour la Symphonie fantastique ; deux autres de ses symphonies, Harold en Italie et Roméo et Juliette, font appel à Byron et Shakespeare. Pour sa musique dramatique, la Damnation de Faust est l'un des témoignages les plus profonds de la façon dont le romantisme français a pu percevoir le mythe de Faust et l'œuvre de Goethe. Quant aux manuscrits et partitions de Berlioz, ils sont envahis par les citations littéraires empruntées à Thomas Moore (La Mort d'Orphée), à Shakespeare (Cléopâtre et les Huit Scènes de Faust), à Hugo (Symphonie fantastique).

Ainsi en 1846, après avoir entendu La Damnation de Faust, Théophile Gautier, qui connaît bien l'œuvre de Berlioz pour en avoir longuement rendu compte, peut déclarer : "Hector Berlioz nous paraît former, avec Hugo et Eugène Delacroix, la trinité de l'art romantique".