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Le malheur des uns fait le
bonheur des autres. Parfois. Les désastres des guerres
de Religion aux Pays-Bas espagnols poussèrent vers une
France relativement plus calme des artistes et des artisans,
anversois surtout, détenteurs d'un métier qu'elle
ignorait presque complètement, celui de la gravure en
taille-douce. Quelles qu'en fussent les raisons, en effet, la
France accusait alors un retard considérable dans l'expression
graphique. La France, mais surtout Paris. Car, si le XVIe siècle
français a connu des réussites dans le domaine
de la taille-douce, elles furent avant tout périphériques,
provinciales, mis à part l'épisode quasi-aristocratique
de l'École de Fontainebleau. Les vedettes étaient
aux confins, comme Jean Duvet à Langres et en Suisse,
Pierre Woeiriot en Italie, à Lyon et à Nancy,
Étienne Dupérac en Italie avant de revenir en
Lorraine, le Troyen Philippe Thomassin et le Franc-Comtois Lafreri
à Rome.
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Les
débuts de la taille-douce à Paris
Il y avait certes des graveurs en taille-douce à Paris,
tels que Thomas de Leu et Léonard Gaultier, ainsi qu'Étienne
Delaune et René Boyvin aux manières bellifontaines,
mais seuls des spécialistes peuvent citer plus que ces
quatre noms.
Paris était alors entièrement dominée par
la gravure en bois. Les ateliers multiples de la rue Montorgueil
couvraient le marché français et au-delà,
exportant vers l'Angleterre et l'Espagne surtout (c'est-à-dire
des régions d'où la taille-douce était
absente) une production essentiellement destinée à
une clientèle populaire, même s'il arrivait que
ces images relayassent celles de Fontainebleau qui n'avaient
pas de diffusion réelle, et même si certains artistes
de talent, comme Antoine Caron, participaient parfois à
leur élaboration.
Aussi, en admettant que Melchior Tavernier se vantait en prétendant
que c'était lui-même ou son père qui avaient
introduit la taille-douce (l'art de graver le cuivre et de l'imprimer)
dans le royaume de France, ses assertions contiennent-elles
un fond de vérité.
Ce qui manquait vraiment à Paris, c'était l'infrastructure,
et d'abord les presses à taille-douce et les encres,
ainsi que ceux qui savaient s'en servir, les imprimeurs en taille-douce,
indispensables à une époque où, à
la différence d'aujourd'hui, la multiplication maximale
était la norme. Les éditeurs commanditant les
travaux aux artistes, qu'il s'agît des inventeurs ou des
interprètes, enfin les marchands diffusant les œuvres
devaient se reconvertir, habitués qu'ils étaient
aux planches de bois coloriées et aux facilités
de la presse typographique. Ceux que l'on connaît se comptent
sur les doigts d'une main.
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L'influence
hollandaise
L'arrivée des Anversois, chassés de leur ville
à la fois par la sévérité du duc
d'Albe, la réduction de leur clientèle et l'espoir
de nouveaux débouchés, allait tout changer en
quelques années. Ils apportèrent leur capacité
technique et leur sens de l'organisation du métier.
Essayant même de reconstituer l'atmosphère des
guildes de chez eux, ils furent les premiers, en 1640, à
tenter de créer une maîtrise des graveurs en
taille-douce à Paris : parmi les vingt-sept signataires
du projet, onze étaient d'origine flamande, Melchior
Tavernier et Jaspar Isaac en tête. Ils échouèrent,
par bonheur (mais c'est une autre histoire - encore que la
liberté dont le métier jouissait en France n'ait
sûrement pas été sans incidence sur ses
succès parisiens).
La gravure en bois a ses beautés, qui ne nous échappent
pas aujourd'hui. Mais la taille-douce permet d'incomparables
finesses et, spécialement pour l'art du portrait tellement
en vogue à la charnière des deux siècles,
elle apparut aux yeux du public français comme un extraordinaire
progrès. Ce fut comme si, brusquement, la gravure en
cuivre était devenue un besoin. A partir de 1630, le
bois avait presque complètement quitté Paris
pour se réfugier en province, là où il
y avait des presses typographiques et pas d'imprimerie en
taille-douce. (C'est d'ailleurs pourquoi Peiresc, dans sa
retraite aixoise, ne vit pas le magnifique portrait que Mellan,
de passage à son retour d'Italie, avait fait de lui
: il mourut avant que l'artiste ait pu, rentré à
Paris, lui en envoyer une épreuve.)
Un renouveau
Cependant, au début du XVIIe siècle,
l'art du burin flamand était lui aussi en perte de
vitesse. De nouveaux besoins se faisaient sentir. Un changement
d'esprit appelait de nouvelles personnalités.
S'il faut simplifier les choses (elles sauront se compliquer
d'elles-mêmes), deux artistes ont joué un rôle
capital dans cette revivification. Un buriniste et un aquafortiste.
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Claude
Mellan
Le premier n'est jamais vraiment oublié des histoires
de l'estampe, mais la particularité de son talent le
rejette souvent à part, dans une relative obscurité,
et l'on omet aisément l'importance de sa participation.
Il s'agit de Claude Mellan. Les débuts parisiens de Claude
Mellan sont un peu tristes, empreints de cette facture flamande
coincée que les émules des Wierix avaient importée,
raide, sombre et besogneuse. C'est tout le mérite de
Peiresc que s'être laissé charmer par la personnalité
du jeune artiste et y avoir décelé des promesses.
Ce que Mellan fit pour lui (les illustrations de l'Argenis
de Barclay d'après Brentel, 1623) ne se distingue pourtant
pas de l'ordinaire du temps. Le génie généreux
de Peiresc l'envoya en Italie, car lui-même avait vu là-bas
bien autre chose.
Le travail accompli à Rome par Mellan est remarquable
: étude personnelle d'abord, au contact des estampes
de Villamena et de Gillis Sadeler (ne pouvait-il pas les voir
à Paris, ou fallait-il qu'il eût déjà
une certaine maturité pour en tirer les enseignements
?), apprentissage ensuite avec Vouet et le Bernin. Il est constant
que les gravures romaines de Mellan (la Lucrèce
d'après Vouet, les petites pièces caravagesques
- Loth, Dalila, Judith, etc. -, le Saint Jean-Baptiste
au désert) furent avidement copiées en France
dès leur parution. Par des artistes secondaires peut-être
; ces copies n'en constituent pas moins non seulement la preuve
d'un intérêt soutenu, mais aussi l'aveu d'une découverte,
voire d'une révélation. Enfin, avec Mellan, on
voyait apparaître une nouvelle manière de graver
au burin. Franche, simple, claire. Que par la suite on ait oublié,
ou feint d'oublier Mellan, pour des raisons à éclaircir,
ne change que peu à l'affaire : il avait ouvert une voie
où les grands burinistes, Nanteuil y compris, allaient
s'engouffrer, sans pour autant jamais accéder à
la pureté élégante de son travail. Il avait
même touché à l'eau-forte, dès Paris
avec une bien médiocre Sainte Barbe dont le
premier plan est au burin et le second à l'eau-forte,
mais davantage en Italie, et plus heureusement. Ainsi fut-il,
avec son Saint Jean-Baptiste au désert (1629),
un des premiers à pratiquer la gravure libre appelée
à un si grand avenir à partir des années
1670 et de Girard Audran. |
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Jacques
Callot
Le second artiste est évidemment Jacques Callot, dont
il est moins utile de faire l'apologie. Son importance n'est
peut-être pas tant due à son talent (qu'il ne s'agit
pas de minimiser) qu'à l'innovation technique du vernis
dur qui a libéré la gravure à l'eau-forte.
Les expériences premières de Barrocci et de Bellange,
pour magnifiques qu'elles fussent, ne semblent pas avoir eu
d'incidence directe sur l'évolution de l'art de l'eau-forte,
sans doute en raison d'une diffusion confidentielle de leurs
travaux. En revanche Callot a beaucoup produit, son œuvre
a été énormément diffusé,
extraordinairement copié. Il a eu aussi le bon goût
de passer par Paris à un moment crucial (la fin des années
1620) et de rencontrer Abraham Bosse à qui il donna de
son fameux vernis. Grâce à Callot, l'eau-forte,
jusqu'alors limitée à un très petit nombre
de morsures et autant de valeurs, pouvait enfin non seulement
rivaliser avec le burin, mais même le supplanter dans
les sujets croqués, comme les paysages surtout, les scènes
de genre et de bataille. Et puis se trouvait facilitée
l'entrée directe des peintres dans le monde de l'estampe.
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La taille-douce étant
le seul moyen de rendre compte des subtilités de leurs
jeux d'ombres et de lumières, bien rares en effet étaient
ceux qui avaient le temps et le courage de se lancer dans l'apprentissage
du burin. N'est pas Dürer qui veut. Et même si plusieurs
ont un bel œuvre gravé au vernis mol, et ont produit
des pièces remarquables, le manque de souplesse de ce
médium ne pouvait les satisfaire. Dans l'ensemble ils
préféraient donc, comme l'avait fait Raphaël,
confier à des experts la transcription de leurs chefs-d'œuvre.
Ainsi fit Rubens, à sa manière dynamique, directive
et extraordinairement efficace, qui permit au burin de développer
un nouveau vocabulaire (on n'oubliera pas le génie de
Vorsterman). Ainsi fit Simon Vouet. |
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On ne peut pas dire, pourtant,
que l'eau-forte d'avant Callot manque de charme. Elle a ses
qualités, et les œuvres du Suisse Matthieu Merian
lors de son passage à Paris en 1610-1611, ou celles du
Polonais Jan Ziarnko à la même époque, en
témoignent. Mais, esthétiquement limitée
à cause du vernis mol, cette eau-forte a pour talent
essentiel d'être rapide à exécuter, d'où
son utilisation pour les sujets d'actualité.
Les grands peintres officiels ne se sont pas jetés à
corps perdu dans l'eau-forte, toutefois. On a aujourd'hui encore
des témoignages quotidiens que la gravure - l'estampe
- est un art à part entière. De toutes façons,
ils n'avaient pas le temps, et souvent pas le talent particulier
qu'elle exige. N'est pas Rembrandt qui veut. Néanmoins
des peintres non négligeables l'ont activement pratiquée
avec bonheur, Laurent de La Hyre le premier, suivi de près
par François Perrier et Claude Lorrain (mais ces deux-là
en Italie). Si c'est évidemment en grande partie pour
ses possibilités de diffusion, ce n'est cependant pas
dans le but de faire connaître leur œuvre peint qu'ils
l'utilisaient, ils créaient pour elle et par elle. Très
rapidement donc, l'estampe gravée en taille-douce,
que ce fût au burin ou à l'eau-forte, remplit
tous les espaces naguère occupés par le bois,
et bien au-delà, puisque le bois de fil est peu fait
pour le petit format. Le seule chose pour laquelle le bois
l'emportait encore - si l'on passe sous silence les travaux
de ville nécessitant de très nombreux tirages
- était l'estampe en couleurs, malgré les efforts
de Perrier et de Bosse dans ce domaine.
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Il est assez difficile de se rendre compte de ce que les gens
achetaient, mais, outre les informations glanées par
Marianne Grivel, on peut se fier en partie à Abraham
Bosse et à ce qu'il montre dans ses deux estampes capitales
que sont l'Atelier de gravure en taille-douce et l'Imprimerie
en taille-douce (1643).
Dans l'Atelier (imaginaire pour les besoins de la composition,
mais il doit correspondre partiellement à une certaine
réalité), le buriniste, à droite, grave
une Vierge à l'Enfant ; l'aquafortiste s'attaque
à un sujet de la vie du Christ non identifié ;
derrière, des capucins regardent des sujets religieux,
et un cavalier admire un grand paysage entre deux portraits
(il semble, là, qu'il s'agisse de peintures); à
hauteur de l'épaule gauche du cavalier, on peut reconnaître
la gravure de Bosse intitulée La Fortune de la France,
caricature déjà ancienne contre les Espagnols
; à gauche encore il y a une Sainte Famille,
et au-dessous une scène de bataille. Dans l'Imprimerie,
sèchent sur les cordes des épreuves d'un Crucifix,
d'une Sainte Famille au berceau et d'autres sujets
religieux. Sur le mur du fond sont épinglés une
scène de bataille, un Crucifix (derrière
l'artisan qui encre), une Vierge à l'Enfant.
On voit donc que, au milieu du siècle, l'estampe à
sujet religieux domine encore largement le marché. L'Église,
les couvents, les lieux de pèlerinage, les confréries
forment une énorme clientèle, le populaire et
le distingué s'accordant aisément dans la dévotion.
Ensuite viennent les sujets d'actualité, comme les batailles,
à quoi se résume annuellement l'histoire événementielle,
dans une époque où la guerre est presque permanente,
et les caricatures, spécialement contre les Espagnols,
dont le costume spectaculaire excite la verve des graveurs jusqu'à
la montée du duc d'Anjou sur le trône castillan.
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L'estampe
populaire
Malgré tout, les estampes de Bosse ne donnent qu'une
vision partielle. Si l'on regarde celles produites par Jacques
Lagniet, dont la spécialité était la gravure
à sujet comique, caricatures et facéties à
destination populaire, ou les espagnolades gravées par
Louis Richer, qui sont presque les seules à montrer des
intérieurs de gens du peuple, on voit que ce sont des
almanachs et des pièces bouffonnes qui sont épinglés
aux murs. La part de marché de l'estampe populaire est
bien plus considérable, certainement, que l'estampe chic
gravée par un maître. (Notre jugement, souvent
faussé par la rareté actuelle de ces pièces
peu coûteuses et traitées sans plus de ménagements
qu'une carte postale d'aujourd'hui, a du mal à admettre
que le monde du XVIIe siècle
est tout autant que le nôtre un monde d'images ; c'est
seulement la qualité de ces images et leur mode de circulation
qui sont différents.) Ce sera aussi vrai sous le règne
de Louis XIV, sauf qu'après la Fronde la caricature
s'assagira et prendra un air plus politique (à l'égard
des ennemis de la France, bien entendu), moins grivois, suivant
en cela la même évolution que la poésie
satirique, par exemple, tandis qu'on assistera à une
montée des sujets décoratifs et d'ornements, presque
absents de la première moitié du siècle
(jusqu'à l'entrée en scène de Jean Lepautre),
et à un développement de l'estampe d'interprétation,
le tout étant lié à l'augmentation du nombre
des grosses fortunes et au désir de bâtir et de
collectionner.
En quelques décennies, Paris est devenu le grand centre
de l'estampe. Mais, si le talent des graveurs et des peintres
graveurs en fut pour partie responsable, la raison du succès
fut d'abord le dynamisme des éditeurs. Pour la première
moitié du siècle, on compte une bonne trentaine
d'officines, certaines couvrant tous les domaines, certaines
se spécialisant peu ou prou. Entre ces maisons, ces dynasties,
des liens se créent, commerciaux et familiaux, dans le
microcosme de la rue Saint-Jacques qui semble, au vu des documents
en notre possession, extrêmement solidaire.
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Des personnalités exceptionnelles
Quelques personnalités exceptionnelles émergent,
comme celle de François Langlois, figure emblématique
de l'édition et du commerce de l'estampe européens
; comme celle de Pierre ler Mariette,
qui fonda un empire au pouvoir pendant quatre longues générations
; comme celle de Balthazar Moncornet, avec ses recueils de portraits
de notoriété ; celle de Jacques Lagniet - bien
mal connue - dont les cahiers de proverbes constituent, avec
les estampes d'Abraham Bosse, le témoin le plus fiable
de la vie quotidienne du siècle ; celle d'Alexandre Boudan,
dont le visage torturé, peint par Claude Lefebvre, trôna
dans la maison des Mariette pendant plus de cent ans ; celle
d'Israël Henriet, l'ami de Bellange, de Callot et de Della
Bella, et l'oncle heureux d'Israël Silvestre ; celle de
René Guérineau, dont la boutique éclectique
fut honorée des vers de mirliton du Paris burlesque
de Berthaud, et qui publia, comme Huart et Ganière, beaucoup
de pièces bouffonnes ; celle de Jean Ier Leblond
qui, outre qu'il ajouta à ses estampes artistes des images
à sujets populaires d'une présentation si particulière
qu'on pourrait les nommer de son nom (comme plus tard on dit
un Bonnart pour un "portrait en mode"), apportait
un soin attentif, de même que son confrère Herman
Weyen (imprimeur de formation), à la qualité des
épreuves qu'il débitait, étant lui-même
collectionneur, et qui fut un des premiers à diffuser
largement l'estampe à sujet d'ornement. |
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On pourrait parler d'autres encore. Tous, dont on a plaisir
à restaurer la mémoire, en cette première
moitié du XVIIe siècle,
en relation étroite, et même en cohabitation
permanente avec une étonnante quantité de graveurs
talentueux, habiles et inventifs à la fois, venus des
provinces, des Flandres, d'Allemagne, d'Angleterre et même
d'Italie, remarquables dessinateurs pour la plupart, qu'ils
fussent peintres ou purs graveurs, ont fait de quelques vingtaines
de mètres de l'historique rue Saint-Jacques, point
de départ traditionnel du pèlerinage vers Santiago
et son champ de l'étoile, le rendez-vous mondial des
amateurs d'images.
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