Les emblèmes
de la ville
Forteresses, ponts, fanaux et arcs de triomphe, nombreux sont les projets de Boullée qui associent la ville à l'Histoire. Mais dans un pays pacifié comme la France de la fin du 18e siècle, d'où vient l'idée de cette architecture martiale ? Il faut situer ces "tableaux d'architecture " parmi les dessins les plus tardifs de l'architecte, peut-être exécutés quelques mois avant la date du legs à la Bibliothèque nationale (1793). Si c'est le cas, le synchronisme entre l'utopie et l'histoire charge ici d'émotion des images magnifiques. De l'architecture ensevelie, en passant par les tombeaux cyclopéens, l'itinéraire de l'artiste conduit de l'enthousiasme philosophique à la gravité patriotique : l'année 1792 est celle de la déclaration de guerre de la France aux puissances coalisées; la proclamation de la Patrie en danger entraîne l'enrôlement des conscrits. Coïncidence : le sujet du Grand Prix de 1793, le dernier de l'Académie qui va être supprimée, est une caserne. Doit-on interpréter les derniers dessins de Boullée comme la préfiguration de monuments en l'honneur des défenseurs anonymes de la Patrie ? La cité idéale se dispose aussi à défendre, avec ses idéaux, sa sécurité. Dans un soucis d'appréhension immédiate, Boullée limite la décoration à un registre de motifs simples et édifiants. En tout premier lieu, l'architecte surdimensionne ses édifices afin de les rendre plus expressifs. La présence de personnages dans certains dessins renforce l'impression de gigantisme.

  
Architecture militaire : les portes, enceintes, forts :

Les projets d'architecture militaire de Boullée demeurent purement théoriques et ne correspondent à aucun besoin réel en France, ni à la conception des fortifications à la fin du 18e siècle. Ces travaux sont généralement dévolus aux ingénieurs, tout comme les ponts et l'intrusion de l'architecte dans ce domaine réservé donne à ses fortifications une apparence très insolite, particulièrement symbolique et poétique. Boullée met ici en œuvre une architecture édifiante marquée par la " poésie de l'Art ". Les hautes murailles n'ont sans doute pas l'efficacité des bastions et glacis hérités de Vauban, cependant leur austérité presque effrayante devait avoir dans l'esprit de l'artiste des vertus dissuasives par leur apparence "indestructible ". La forte expressivité des formes utilisées par Boullée vient contrebalancer l'absence de motifs complexes. Ceux-ci se limitent à des symboles universels comme, par exemple, le soldat en armes, la herse du château fort ou le canon encore fumant. L'artiste donne ici une preuve remarquable de l'efficacité de sa définition du " caractère ". L'exercice de style que nous propose Boullée n'est pas sans rapport avec les travaux de Ledoux à qui le roi commande en 1784 les barrières de la nouvelle enceinte des Fermiers Généraux pour Paris. Comme ce dernier, mais avec un vocabulaire différent, Boullée compose des assemblages variés à partir de formes prédéfinies : canons, guerriers de bronze, tours carrées apparaissent comme autant d'échos aux colonnes doriques sans bases, archivoltes à bossages et autres portiques de Ledoux.

  
Intérieur de ville de guerre

La légende du dessin paraît assez arbitraire. En effet, rien dans le projet ne caractérise l'intérieur d'une ville. Le rempart, cantonné de tours carrées, témoigne du caractère imprenable de la ville. La décoration de cette construction emprunte à l'architecture médiévale ou moyen-orientale les herses et les mâchicoulis. Des trophées d'armes aux pieds des tours évoquent le mythe d'Hercule, faisant allusion à un "âge d'or " de la fortification. Les personnages figurés sur le chemin de ronde et sous les portes donnent la mesure de l'échelle cyclopéenne du projet, dans lequel l'homme apparaît subordonné à l'architecture.

  
  

Entrée de ville de guerre

Boullée présente plusieurs variations sur le thème de la muraille. Tours et mâchicoulis sont posés sur un socle où prend place " une file de guerriers que l'on a lieu de croire invincibles " Au-dessus des trois portes, des inscriptions viennent rappeler les victoires de ces soldats de bronze. Au centre, la muraille reçoit les armes de cette ville imaginaire, entourées d'une couronne de laurier soutenue par des Victoires ailées.

  
Portes de ville

La porte triomphale repose sur un socle à refends qui ajoute à la massivité du monument. Les canons fumants accompagnent la file de guerriers de bronze. Des personnages drapés à l'antique animent l'édifice et lui donnent une consistance ou une réalité poétique, sans qu'il soit possible d'identifier précisément ni le lieu, ni l'époque. Le ciel tourmenté et la fumée des canons annoncent une époque troublée.

  
Le décor de la seconde porte reprend le thème des trophées. Boullée ajoute des boulets de canons qui doivent être mis en rapport avec le patronyme de l'architecte et font en quelque sorte office de signature. Les claveaux des archivoltes des différentes baies sont, quant à eux, autant de canons qui montrent la puissance de la ville. Dans chaque créneau, un canon encore fumant évoque la salve qui vient juste d'être tirée. " Des trophées formés d'armures de géants guerriers " complètent le décor.
  

Projet de fort

" L'ensemble du fort présente un donjon circulaire flanqué de tours carrées placées dans les diagonales de la grande tour. Les intervalles de ces tours sont remplis par un amoncellement de boulets, en sorte qu'ils en sont encombrés. La porte qui lui sert de fermeture est annoncée par le bouclier d'Achille. C'est ainsi que par ces énormes amas de munitions de guerre j'ai cherché tout à la fois et à caractériser ce monument et à manifester l'art. "

 
  

Fanal à étages

Le projet de fanal à étage n'est pas commenté dans l'Essai sur l'art. Il peut cependant être associé à l'une des portes de villes maritimes que l'architecte refuse de commenter car, dit-il, " on doit sentir que pour les bien juger il faut les voir ". Vraisemblablement, le phare doit marquer l'entrée du chenal d'une ville portuaire. Cependant, la décoration d'un tel édifice joue un rôle capital dans le dessin. En effet, Boullée tire sa "poésie de l'architecture " d'éléments pittoresques, comme les arcades qui couronnent chaque étage de la tour, au-dessus d'une rangée de meurtrières. Le caractère insolite de cet agencement illustre bien les recherches de Boullée. Par ailleurs, il cherche à tirer des effets " sublimes " d'un ciel tourmenté.


Fanal tronconique

La haute tour n'est probablement pas un phare. Implantée au milieu des terres, elle ne dispose semble-t-il d'aucun système d'éclairage. Il s'agirait donc plutôt d'une évocation de la tour de Babel, inspirée du fameux épisode de la Genèse (11 1-7). On connaît par ailleurs la passion de Boullée pour l'archéologie et les voyages comme en témoigne l'inventaire de sa bibliothèque. Une frise elliptique courre autour de la tour tronconique et représente une " farandole " de personnages qui gravissent l'escalier de la Connaissance.

  
Pont Louis XVI

Le projet du Pont Louis XVI reste l'un des plus polémique de l'œuvre de Boullée. En effet, en 1787 Boullée dessine ce projet, alors même que Perronet, le fameux ingénieur, directeur de l'école des Ponts et Chaussées, s'est vu attribuer la commande du pont Louis XVI (actuel pont de la Concorde) entre la place louis XV et le palais Bourbon. Dans l'Essai sur l'art (f° 130), Boullée explique comment grâce à une décoration choisie il transforme un habile travail d'ingénieur en ouvrage d'art. La dimension historique du projet apparaît de prime abord dans l'utilisation des bateaux pour habiller les piles du pont. Elles sont une double référence aux premiers ponts de bois construits dans l'Antiquité et à la nef des armes de la ville de Paris. Boullée rejoint ici les projets de son confrère Ledoux qui imagine dans son Architecture, parue en 1804, un pont sur la Loue qui a également la forme d'un pont de bateaux. Boullée ajoute cependant un long bas-relief sur le tablier, encadré de dédicaces gravées.