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Abd el-Kader ou Le Bon samaritain
Image à la loupe
Fortune critique Une lettre de Champfleury à Alcide Dusolier, datée du 24 août 1860,
nous éclaire partiellement sur la genèse du Bon Samaritain :
Je ne sais, Monsieur, si vous êtes informé que la Princesse Mathilde a accordé
200 F dencouragement sur sa cassette à M. R. Bresdin. Il doit avoir reçu
cette somme ou la recevoir prochainement. Jai pris mes précautions pour que cette
allocation tout à fait imprévue ne puisse choquer un artiste quelquefois trop
susceptible. Il na rien demandé, on a demandé pour lui et la curiosité des
lithographies qui ont été mises sous les yeux de la princesse a décidé de
laffaire. (...)
La princesse Mathilde (Mathilde Letizia Wilhelmine Bonaparte, fille de Jérôme Bonaparte,
née en 1820, morte en 1904), après sa séparation en 1845 davec le comte Demidov,
passait régulièrement les hivers à Paris. Elle était la cousine de Napoléon III,
avec lequel elle entretenait dexcellentes relations. Peintre elle-même (elle
travaillait laquarelle avec un certain bonheur et participait aux expositions), elle
avait autour delle une cour dartistes et de littérateurs, quelle
recevait dans son hôtel particulier.
"Au début de lEmpire, on voyait aussi dans les salons de la rue de Courcelles,
superbe avec son costume de chef arabe, lhomme qui pendant plus de dix ans avait
incarné la guerre sainte, le légendaire émir Abd el-Kader [
]. Reçu à Paris avec
des honneurs princiers, Abd el-Kader fut lhôte assidu et très fêté de la
princesse Mathilde".
Selon Fourès, Bresdin aurait mal reçu le secrétaire de la préfecture de Toulouse
chargé de lui remettre largent de la part de la princesse Mathilde. Furieusement
républicain, il naurait su accepter laumône dune personne dont il
"exècre le cousin", cest-à-dire Napoléon III ; il
finit cependant par sapaiser et, tournant la difficulté, garda largent en
considérant quil sagissait dune commande. Cest alors quil
se serait mis au travail sur Le Bon Samaritain. Une fois la pierre achevée et le
premier tirage effectué, Bresdin se serait alors rendu chez la princesse pour lui
apporter lépreuve quil estimait lui devoir, mais, poursuit Fourès, il était
si mal vêtu quon ne le fit pas même entrer dans la cour.
Toujours est-il que, au Salon de 1861 à Paris, Bresdin expose cinq dessins et une grande
lithographie intitulée Abd el-Kader secourant un chrétien, mais qui nest
autre que Le Bon Samaritain.
Bresdin ne passe pas complètement inaperçu. Maxime Du Camp, dans Le Salon de
1861 (p. 170-171), fait du Bon Samaritain une intéressante description,
quoique ambiguë :
"Les dessins à la plume de M. Bresdin semblent être le rêve dun
hachichien ; tout y a une valeur égale ; cest un incompréhensible
fouillis quil faut regarder longtemps avant dy démêler quelque chose. Un
grand dessin, intitulé : Abd el-Kader secourant un chrétien, devait
évidemment, dans le principe, vouloir représenter la parabole du bon Samaritain, mais,
les événements de Syrie survenant, le titre a été changé. Cest
très curieux ; chaque branche darbre porte un oiseau, ou un singe, ou un
insecte. Une faune extraordinaire fourmille dans cette flore embrouillée ; des
villes apparaissent dans le lointain ; les arbres senchevêtrent les uns aux
autres ; il y a des flaques deau, des roseaux, des chardons, des cigognes, des
huppes, des nuages, des hirondelles, un dromadaire harnaché, et, à force de regarder, on
finit par découvrir un homme habillé en Turc qui en secoure [sic] un autre,
cest lexplication du titre. Ce nest pas cependant le travail du premier
venu, cest étrange, maladivement confus, ça ne trouve pas loriginalité que
ça a cherchée, mais cest un chef-duvre de patience."
Bien plus tard, Odilon Redon (À soi-même) donne ce commentaire :
"Son uvre la plus répandue est un grand dessin sur pierre, connu sous le nom de Bon
Samaritain. Création étrange. Il nest pas sans utilité de dire ici que
lartiste ne sest pas proposé de représenter le paysage que nous apercevons
tous les jours de notre fenêtre ; jugée à ce point de vue, cette uvre serait
certainement imparfaite, car il nen est pas, parmi celles de nos contemporains, qui
ait été inspirée plus en dehors de tout esprit dimitation. Ce quil a voulu,
ce quil a cherché nest autre chose que nous initier aux impressions de son
propre rêve. Rêve mystique et très étrange, il est vrai, rêverie inquiète et vague,
mais quimporte. Lidéal est-il précis, lart ne puise-t-il pas au
contraire toutes les forces de son éloquence, son éclat, sa grandeur dans les choses qui
laissent à limagination le soin de les définir ? Conception et recherche des
éléments propres à la formuler, frapper, saisir notre imagination troublée, telle est
la seule théorie qui a présidé à cette uvre, si du moins le sans-façon de la
fantaisie obéit à quelque loi. Considérée à ce point de vue, cette uvre a
réellement atteint son but, car il nen est pas qui laisse en notre esprit une
marque aussi forte, une empreinte aussi vive et dune plus grande originalité." |
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