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Étonnamment spectaculaires,
les manuscrits de Flaubert témoignent de la lutte obstinée de l’écrivain
avec la langue, de sa recherche maniaque de l’expression juste. Ce "travail
effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec
des billes d’enfant", décrit par Maupassant, s’organise et progresse lentement.
La première phrase du roman est un aboutissement précédé par des volumes
de notes documentaires, de plans, de scénarios. Puis la narration gagne
du terrain, à force de corrections, de ratures, de recopies, n’avançant
sur la page suivante qu’une fois assurée la rédaction définitive de la
précédente. Cette quête douloureuse a laissé son empreinte dans les brouillons
de Flaubert.
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Les pages noircies de
ratures sont un lieu de lutte : une lutte avec la langue, avec les
possibilités infinies de rythmes et de sonorités que recèle la langue
organisée en une syntaxe efficace, intensive ; mais, simultanément,
une lutte avec la capacité qu’a la prose narrative d’offrir l’illusion
d’un monde, d’attirer le lecteur dans la sphère de ces êtres de fiction
qui deviennent bientôt comme des proches, de moduler choses, lieux, espaces,
silhouettes, gestes, paroles et événements dans la continuité d’un "style",
qui est vision, qui est regard, qui est écoute, qui est quasi-présence.
Et si ces pages infiniment brouillées ont une telle puissance spectaculaire,
c’est parce qu’elles sont la trace d’une absorption dans l’œuvre, de la
rigueur d’un travail qui tente d’approcher la juste expression, celle
qui donnera à la fiction et à son texte la plus grande présence, visuelle
et sonore, possible.
Les pages de rédaction, infiniment raturées, reprises, réécrites (les
pages saturées sont généralement barrées par une grande croix), sont la
recherche de ce qui devra être la puissance autonome de l’œuvre, avec
l’idée que l’art seul peut et doit répondre à l’aplatissement et à la
brutalité du monde moderne. Au moment même où Baudelaire "invente"
le "miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime",
Flaubert confie à la prose narrative le pouvoir de donner à l’œuvre, par
son style et non plus par son sujet, l’absolu d’une présence.
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Les brouillons sont la trace
de la lente gestation des phrases, jusqu’à leur équilibre sonore et leur
plus grande intensité stylistique. Cet équilibre, c’est la voix, la musique
de la phrase, qui le prouvent. Flaubert est penché sur ces pages, comme
le décrit Maupassant : "Son regard ombragé de grands cils sombres
courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant
la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur
à l’affût"
Mais il est aussi cette voix qui sort de la page, qui essaie la juste
sonorité, en passant toutes les phrases à l’épreuve du "gueuloir",
pour vérifier la justesse de la prose : "Les phrases mal écrites
ne résistent pas [à l’épreuve de la lecture à voix haute] ; elles
oppressent la poitrine, gênent les battements de cœur, et se trouvent
ainsi en dehors des conditions de la vie." Les milliers de feuillets
des brouillons, tramés de ratures, devraient également être "écoutés",
comme bruissants de la prose sonore qui s’y essaie, avec, au loin, Flaubert :
"Je vois assez régulièrement se lever l’aurore (comme présentement),
car je pousse ma besogne fort avant dans la nuit, les fenêtres ouvertes,
en manches de chemise et gueulant, dans le silence du
cabinet, comme un énergumène !" (Lettre à Madame Brenne, 8 juillet
1876.)
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