Marcel Proust

Comment séparer aujourd’hui le texte de la Recherche de sa genèse ? Comment ne pas s’émouvoir devant les milliers de pages saturées d’ajouts et de corrections, écrites dans la hâte de tout dire, et augmentées à la fin de l’œuvre des fameuses "paperoles" interminablement collées les unes au bout des autres ?
Il aura fallu des années de travail et de réclusion pour que cette écriture d’abord fragmentaire, répétitive et dispersée à travers des dizaines de cahiers, puisse se déployer dans une structure qui mêle récit et démonstration et aboutir à ce livre immense : moins un roman que l’aventure d’une conscience, cherchant à s’affranchir "de l’ordre du Temps".

 

1908-1922 : quatorze années d'écriture

Dès Jean Santeuil, roman de jeunesse abandonné en 1899, Proust écrit son texte sous forme de fragments, sur des feuillets de papier de formats variés, difficiles à dater avec précision et à relier les uns aux autres.
Lorsqu’il décide de se mettre à "un travail assez long", en février 1908, il a en tête un essai contre le critique Sainte-Beuve dont il entend dénoncer la méthode. Mais, rapidement, il introduit dans son essai le "récit d’une matinée", ouvrant ainsi la porte à des thèmes romanesques qui vont l’emporter sur l’essai littéraire et donner naissance au roman qui deviendra, au cours des années, À la recherche du temps perdu.
Avec le Contre Sainte-Beuve Proust reprend le même type de composition que pour Jean Santeuil, utilisant cette fois comme support unique d’écriture le cahier d’écolier, à quelques exceptions près au début. La rédaction se fait sous forme de séquences assez brèves et surchargées de ratures. Proust progresse par touches successives, grâce aux esquisses qui souvent n’ont pas de lien entre elles, n’hésitant pas à utiliser un cahier tête-bêche pour commencer une nouvelle esquisse sans rapport avec celles qui se trouvent à l’autre extrémité. Il réécrit plusieurs fois le même texte avec des variantes plus ou moins importantes. On a recensé seize "ouvertures" différentes du Contre Sainte-Beuve dont le point commun est le réveil du Narrateur et les réminiscences qui affleurent à sa conscience à ce moment-là. C’est en créant des liens entre ces fragments auxquels il en a ajouté de nouveaux que Proust parvient à une version définitive qui sera dactylographiée fin 1909. Cette dactylographie comporte encore de très nombreuses corrections et des additions autographes portées sur des feuillets intercalaires.
Proust reste fidèle à sa méthode lorsqu’à partir de 1910 il entreprend de rédiger des textes destinés à "Combray", "Un amour de Swann" et "Noms de pays". Il puise alors largement dans les brouillons et dans la dactylographie du Contre Sainte-Beuve qu’il enrichit de développements et de nouveaux épisodes. Il écrit généralement son premier jet sur la page de droite, au recto du cahier, se réservant le verso de la page précédente pour y porter des additions qui courent parfois sur plusieurs feuillets consécutifs ou des notes de régie pour "ne pas oublier" d’introduire dans un passage précis un fragment déjà existant. Le roman qui est prêt pour l’édition en 1912 s’intitule Les Intermittences du cœur et se subdivise en deux parties : Le Temps perdu et Le Temps retrouvé. Mais dès la parution de l’édition originale de Du côté de chez Swann, en novembre 1913, est annoncé Le Côté de Guermantes qui doit sortir en 1914. La guerre interrompt brutalement toute activité et laisse le loisir à Proust d’opérer une restructuration profonde de son œuvre qui comptera finalement sept parties.

 

Pas moins de soixante-quinze cahiers de brouillons

Au fil des années, Proust aura à gérer l’accroissement du nombre de ses cahiers de brouillon. On en compte actuellement soixante-quinze auxquels il convient d’ajouter quatre carnets de notes. Pour se repérer dans ce labyrinthe, il utilise de plus en plus fréquemment deux systèmes :
– des phrases aide-mémoire pour retrouver facilement une idée qui lui est venue en cours d’écriture et qu’il a notée aussitôt : "ajouter quelque part", "il faudra dire", "penser à mettre". La formule "capital" ou "capitalissime" deviendra la plus courante à partir de 1913.
– des renvois à l’intérieur d’un même cahier par des croix et des signes divers ou par des mentions manuscrites précises : "Voir précédemment 6 à 7 pages moins loin –  je crois 6 doubles-pages donc 12" ; mais aussi des renvois d’un cahier à l’autre, certains ayant reçu un nom particulier, "Fridolin", "Vénusté", "Querqueville", "Dux", "Babouche" ou étant désignés d’après leur aspect matériel : "cahier vert", " gros cahier rouge", etc. Les carnets ou "petits cahiers Kirby Beard" sont inclus dans cette pratique de renvois.
En 1915, Proust commence à rédiger la mise au net des dernières parties de la Recherche, de Sodome et Gomorrhe à la fin du Temps retrouvé, dans une série de vingt cahiers où des additions très importantes seront insérées sous forme de "paperoles", ces longues bandes de feuilles de papier collées bout à bout par Céleste Albaret. Parallèlement, il utilise de 1918 à 1922 des cahiers contenant des additions à apporter aux épreuves envoyées par Gallimard. Il retravaille en effet indéfiniment son texte, tant qu’il l’a sous la main, qu’il s’agisse de dactylographies ou d’épreuves abondamment corrigées et, elles aussi, enrichies de "paperoles".
Proust meurt en novembre 1922, en corrigeant la dactylographie de La Prisonnière. C’est dire l’incroyable énergie déployée durant des années par l’écrivain animé d’un besoin de perfectionnisme insatiable que l’étude génétique de ses manuscrits permet de mesurer.

     

Proust, l'écriture et les arts