Jean-Paul Sartre

Romancier, philosophe, essayiste, dramaturge et même scénariste, Jean-Paul Sartre se proclamait "d’abord écrivain", en quête d’un rapport entre littérature et philosophie. Celui qui, à vingt ans, s’était fixé pour objectif d’être à la fois Stendhal et Spinoza s’est servi de l’écriture pour exprimer ses idées dans ces deux voies, expérimentant simultanément deux manières d’écrire : la plume du philosophe, extrêmement rapide sous le souffle de l’improvisation, semble reliée directement à la pensée parfois accélérée par les amphétamines, tandis que le romancier adopte un rythme plus lent, se corrige beaucoup, travaille en même temps sur plusieurs feuillets sans les ordonner, faisant de son manuscrit un chantier en perpétuelle transformation.

 

 
L'écriture philosophique

Pour autant que les brouillons nous permettent d’en juger, l’écriture de premier jet, sans rature ni correction, est réservée, chez Jean-Paul Sartre, à la philosophie. Les chercheurs n’ont encore jamais pu consulter le manuscrit de L’Être et le Néant. En revanche, celui des "Notes pour la Morale", datant de 1947-1948 et publié après la mort de Sartre sous le titre Cahiers pour une morale, est tout à fait caractéristique de cette écriture improvisée au rythme de la pensée. Le fait qu’elle soit consignée dans des cahiers de grand format au papier à petits carreaux et qu’elle se répartisse en notes de longueur variable explique sans doute que l’espace de la page soit entièrement rempli, au recto et au verso, et que la taille de l’écriture se conforme à la taille des carreaux, sans interligne et sans marges. Les repentirs, les bifurcations de la pensée, les plans, les projets de sections et de sous-titres peuvent prendre place dans le cahier lui-même, du moment que l’écriture ne vise pas à la continuité construite. Ces notes n’étaient pas destinées à la publication, elles constituaient un travail philosophique de longue haleine. Sartre comptait les reprendre pour rédiger l’ouvrage de morale promis dans les dernières lignes de L’Être et le Néant. Il leur accordait cependant suffisamment d’importance, du moins pour le premier de ces cahiers, pour qu’il donne son manuscrit portatif à dactylographier. Sans doute voulait-il le soumettre à la discussion du Castor. Et c’est pour des raisons intellectuelles, parce qu’il avait le sentiment de s’enfermer dans une impasse, "une morale d’écrivain pour écrivains", qu’il les abandonna, les dispersa, les perdit.

 

 
L'écriture romanesque

L’écriture littéraire de Sartre, comme on la voit le mieux à l’œuvre dans le manuscrit des Mots, est une écriture brouillonnée. Pour elle, Sartre, qui détestait le brouillon en tant que tel, avait inventé dès les années quarante un véritable "traitement de texte" avant la lettre. Le principe en était simple et astucieux : prendre comme support de l’écriture non plus la page mais le manuscrit lui-même, la liasse de feuilles. C’est ce que permet aujourd’hui sur un ordinateur un logiciel de traitement de texte. Il ouvre un fichier extensible quasi infiniment et sur lequel les corrections peuvent être apportées par l’opération élémentaire du couper/coller. Pour Sartre, techniquement, le but est simple aussi : fournir à la dactylographe ou parfois directement au linotypiste un ruban d’écriture facile à lire, avec des caractères nettement formés, comme s’ils étaient déjà imprimés. Si l’écriture obéit bien chez lui à une pulsion reprise par une volonté, son aboutissement est le livre. De telle sorte que la beauté du manuscrit en tant qu’objet ne lui importe plus à partir du moment où il sait qu’il va être imprimé, que ses textes sont attendus par son éditeur : il fournit à celui-ci une copie mise au net, mais pas nécessairement d’aspect propre. Puisqu’il ne veut plus perdre son temps à recopier une page, c’est le ruban d’écriture qu’il garde sous les yeux, barrant d’un trait tout ce qui ne le satisfait pas et qu’il reprend, amélioré, sur un nouveau feuillet, et ainsi de suite, les feuillets abandonnés trouvant le chemin de la corbeille à papier. Celle-ci est en partie virtuelle dans le cas de Sartre, car sa notoriété d’auteur et la valeur marchande de ses feuillets manuscrits font qu’ils sont parfois récupérés par des secrétaires avisés. D’où la liasse énorme, disparate et lacunaire – des milliers de feuillets pour Les Mots, texte qui, imprimé in-octavo, ne fera qu’un court livre de deux cent treize pages. Le brouillon se trouve dans les passages barrés, dans les "chutes" du manuscrit, lequel est un ensemble en état de transformation continue. Physiquement, bien sûr, ce ruban d’écriture se répartit sur des feuillets consécutifs. Mais tant qu’il est "en travail", les feuillets qui le portent ne sont pas numérotés par Sartre, ce qui lui permet d’en remplacer un ou plusieurs par d’autres qu’il vient intercaler entre des feuillets dont il est (provisoirement) satisfait. Le foliotage lui-même, fait dans le cas des Mots par Simone de Beauvoir d’abord, par Michelle Vian ensuite, qui a dactylographié le dernier état manuscrit du texte, marque un achèvement de celui-ci. La phase ultérieure est de relecture de la dactylographie, avec parfois d’importantes modifications qui peuvent porter sur la structure même du texte.