Écrire à l'ordinateur, par François Bon

1988, premier ordinateur Atari sur ma table, mais déjà, en dix ans, que de progrès dans les machines à écrire traditionnelles, mémorisation d’une ligne, correction automatique des derniers caractères. À peine, au début, le traitement de texte est-il une machine à écrire perfectionnée. On imprime sur les feuilles listing, par l’imprimante à aiguilles, et on déchire les feuilles pour retrouver le texte, qu’on corrige à la main. Cinq ans plus tard, je découvre les premiers ordinateurs portables : le PowerBook Macintosh, noir et non plus du gris morbide des ordinateurs de bureau, et c’est comme retrouver un cahier, qu’on peut emmener sous le bras, déployer grâce à sa batterie sur la table de cuisine d’un logement ami, sur une table de fond de bistrot ou dans le train. La vraie taille de la révolution est un peu ultérieure, ce jour d’août 1996 où pour la première fois, et très laborieusement alors, j’accède à l’Internet. Évidemment que ce que nous vivons depuis dix ans est une mutation. Évidemment, qu’aucun rituel n’est plus pareil, et évidemment, que les premiers à être mangés ont été nos "brouillons".
Le texte en cours n’est plus une épaisseur, qu’on gratte, où on coupe et recolle, qu’on feuillette, mais seulement un défilement. Quand on ouvre le fichier du texte en cours, le matin, c’est la page de garde qui s’affiche, et on laisse filer le texte, par curseur interposé, jusqu’au front de taille. Au début c’est dangereux : on écrit sous l’apparence déjà du livre, on pourrait ne pas corriger, et la surprise serait sévère. Et la mémoire matérielle des mots n’est pas, sur l’écran, celle qu’on avait à les tripoter sur papier. Et du coup, quelle régression dans ces ramettes de 500 feuilles 80 g qu’on achète en supermarché. Mais je repense à Baudelaire, et à son goût de lire plutôt que recopier : je crois que j’ai appris à me servir bien autrement de la mémoire instantanée du texte. Je le mesure parfois au théâtre : à quelque chose d’écrit il y a plusieurs années, dit par un autre, les doigts éprouvent une envie automatique de correction. On rentre, on allume la machine, et on découvre que la correction n’est pas à faire, c’est l’acteur qui s’était trompé. Mémoire corrective, qui ne saurait pas réciter, mais décèle la différence. Autres fétichismes : autrefois emmener avec soi ses cahiers, son manuscrit. Maintenant, quand on émerge de la séance de travail, effectuer la sauvegarde, et n’importe où qu’on aille, on aura sur soi le disque magnétique. Mais à chacun sa façon d’affronter ce pour quoi n’existe pas encore de repère : untel attend pour copier à l’ordinateur que le texte soit entièrement écrit et corrigé à la main, sur son écritoire de bois ; untel écrit à l’ordinateur et imprime un tirage, puis détruit le fichier, de façon à se forcer à tout réécrire plutôt que de corriger à l’écran, et fait cela deux fois, voire trois, avant de juger le travail fini ; untel enfin décide pour un livre qu’il sera écrit sans corriger ni reprendre, en tapissant sa pièce à écrire des feuilles imprimées à chaque fin de séance de travail. Il ne restera pas de brouillons : c’est que la correction est atomisée, démultipliée, permanente. Mais ceux de Chateaubriand nous manquent-ils ? Et puis il y aura d’autres archives, à mesure qu’on s’apprend à jouer avec le courrier électronique. Pas de projection, surtout : on joue avec l’abîme, mais on sait bien que la chance de la littérature, pour chaque époque, c’est d’investir ce qui, pour chaque époque, est la figure spécifique de cet abîme. La presse à imprimer pour Rabelais, l’agonie d’une monarchie pour Saint-Simon. La lecture sur écran, le poids politique de l’Internet, l’habitude de la multiplication, pour une page, de niveaux hypertextes mais dans la même brièveté : et si ça aidait à découvrir que tels sommets de la littérature se sont déjà contentés de cette même brièveté, voire jusqu’à son excès provoquant ?


 

Par exemple, en quatre lignes, texte total :
Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – Ô rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !
Cela s’appelle "Départ", c’est dans Illuminations d’Arthur Rimbaud, titre, début, corps et fin. Et pour le convoquer ici sur cette page, je n’ai pas eu, comme pour Saint-Simon, à grimper sur une chaise pour atteindre les volumes sur l’étagère, mais juste à copier dans l’ordinateur même, où sont déjà tous ces auteurs : comment j’aurais sinon cherché dans Montaigne les occurrences du mot "papier", du verbe "écrire" ? Nulle révolution là, mais un autre outil dans les rituels d’approche, de voyage dans les textes. Une aide aussi, retrouver sa bibliothèque (ou le dictionnaire Littré) sur son écran, pour tenir à distance son propre texte. Et si le nouvel abîme était pour nous la chance ?
Après tout, compte tenu de comment s’accumule en si peu d’années derrière chacun de nous le cimetière de machines en plastique invendables, qu’on change chaque deux ans, serions-nous nous-mêmes surpris si quelque technicien mandaté en allait récupérer les données du disque dur, l’état de notre travail tel jour, que nous-mêmes ne savons plus. Osons la perte.
Saint-John Perse, par exemple, qui a tout organisé de ce qui lui survivrait, ce peu : en vaut-il moins ? Pas de brouillon pour celui qui, capable d’écrire "Toute chose au monde m’est nouvelle", donnait comme injonction : "Ô Voyageurs sur les eaux noires en quête de sanctuaires, allez et grandissez, plutôt que de bâtir". Et l’injonction symétrique de René Char :
"Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer", n’est-elle pas même favorisée d’avoir bien moins derrière soi de papier à jeter ?