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1988,
premier ordinateur Atari sur ma table, mais déjà, en dix ans, que de progrès
dans les machines à écrire traditionnelles, mémorisation d’une ligne,
correction automatique des derniers caractères. À peine, au début, le
traitement de texte est-il une machine à écrire perfectionnée. On imprime
sur les feuilles listing, par l’imprimante à aiguilles, et on déchire
les feuilles pour retrouver le texte, qu’on corrige à la main. Cinq ans
plus tard, je découvre les premiers ordinateurs portables : le PowerBook
Macintosh, noir et non plus du gris morbide des ordinateurs de bureau,
et c’est comme retrouver un cahier, qu’on peut emmener sous le bras, déployer
grâce à sa batterie sur la table de cuisine d’un logement ami, sur une
table de fond de bistrot ou dans le train. La vraie taille de la révolution
est un peu ultérieure, ce jour d’août 1996 où pour la première fois, et
très laborieusement alors, j’accède à l’Internet. Évidemment que ce que
nous vivons depuis dix ans est une mutation. Évidemment, qu’aucun rituel
n’est plus pareil, et évidemment, que les premiers à être mangés ont été
nos "brouillons".
Le texte en cours n’est plus une épaisseur, qu’on gratte, où on coupe
et recolle, qu’on feuillette, mais seulement un défilement. Quand on ouvre
le fichier du texte en cours, le matin, c’est la page de garde qui s’affiche,
et on laisse filer le texte, par curseur interposé, jusqu’au front de
taille. Au début c’est dangereux : on écrit sous l’apparence déjà
du livre, on pourrait ne pas corriger, et la surprise serait sévère. Et
la mémoire matérielle des mots n’est pas, sur l’écran, celle qu’on avait
à les tripoter sur papier. Et du coup, quelle régression dans ces ramettes
de 500 feuilles 80 g qu’on achète en supermarché. Mais je repense à Baudelaire,
et à son goût de lire plutôt que recopier : je crois que j’ai appris
à me servir bien autrement de la mémoire instantanée du texte. Je le mesure
parfois au théâtre : à quelque chose d’écrit il y a plusieurs années,
dit par un autre, les doigts éprouvent une envie automatique de correction.
On rentre, on allume la machine, et on découvre que la correction n’est
pas à faire, c’est l’acteur qui s’était trompé. Mémoire corrective, qui
ne saurait pas réciter, mais décèle la différence. Autres fétichismes :
autrefois emmener avec soi ses cahiers, son manuscrit. Maintenant, quand
on émerge de la séance de travail, effectuer la sauvegarde, et n’importe
où qu’on aille, on aura sur soi le disque magnétique. Mais à chacun sa
façon d’affronter ce pour quoi n’existe pas encore de repère : untel
attend pour copier à l’ordinateur que le texte soit entièrement écrit
et corrigé à la main, sur son écritoire de bois ; untel écrit à l’ordinateur
et imprime un tirage, puis détruit le fichier, de façon à se forcer à
tout réécrire plutôt que de corriger à l’écran, et fait cela deux fois,
voire trois, avant de juger le travail fini ; untel enfin décide
pour un livre qu’il sera écrit sans corriger ni reprendre, en tapissant
sa pièce à écrire des feuilles imprimées à chaque fin de séance de travail.
Il ne restera pas de brouillons : c’est que la correction est atomisée,
démultipliée, permanente. Mais ceux de Chateaubriand nous manquent-ils ?
Et puis il y aura d’autres archives, à mesure qu’on s’apprend à jouer
avec le courrier électronique. Pas de projection, surtout : on joue
avec l’abîme, mais on sait bien que la chance de la littérature, pour
chaque époque, c’est d’investir ce qui, pour chaque époque, est la figure
spécifique de cet abîme. La presse à imprimer pour Rabelais, l’agonie
d’une monarchie pour Saint-Simon. La lecture sur écran, le poids politique
de l’Internet, l’habitude de la multiplication, pour une page, de niveaux
hypertextes mais dans la même brièveté : et si ça aidait à découvrir
que tels sommets de la littérature se sont déjà contentés de cette même
brièveté, voire jusqu’à son excès provoquant ?
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Par exemple, en quatre lignes, texte
total :
Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – Ô rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !
Cela s’appelle "Départ", c’est dans Illuminations d’Arthur
Rimbaud, titre, début, corps et fin. Et pour le convoquer ici sur cette
page, je n’ai pas eu, comme pour Saint-Simon, à grimper sur une chaise
pour atteindre les volumes sur l’étagère, mais juste à copier dans l’ordinateur
même, où sont déjà tous ces auteurs : comment j’aurais sinon cherché
dans Montaigne les occurrences du mot "papier", du verbe "écrire" ?
Nulle révolution là, mais un autre outil dans les rituels d’approche,
de voyage dans les textes. Une aide aussi, retrouver sa bibliothèque
(ou le dictionnaire Littré) sur son écran, pour tenir à distance son
propre texte. Et si le nouvel abîme était pour nous la chance ?
Après tout, compte tenu de comment s’accumule en si peu d’années derrière
chacun de nous le cimetière de machines en plastique invendables, qu’on
change chaque deux ans, serions-nous nous-mêmes surpris si quelque technicien
mandaté en allait récupérer les données du disque dur, l’état de notre
travail tel jour, que nous-mêmes ne savons plus. Osons la perte.
Saint-John Perse, par exemple, qui a tout organisé de ce qui lui survivrait,
ce peu : en vaut-il moins ? Pas de brouillon pour celui qui,
capable d’écrire "Toute chose au monde m’est nouvelle", donnait
comme injonction : "Ô Voyageurs sur les eaux noires en quête
de sanctuaires, allez et grandissez, plutôt que de bâtir". Et l’injonction
symétrique de René Char :
"Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer",
n’est-elle pas même favorisée d’avoir bien moins derrière soi de papier
à jeter ?
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