Gervaise chez Goujet
Déshumanisation 
Retour vers le passé 
Portrait de l’ombre 
L’ironie de l’idéal 
La mort


Gervaise, dans cette pureté, n'osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une parole, pris d'une rage, il voulut la saisir et l'écraser entre ses bras. Mais elle défaillait, elle murmura :
"Oh, mon Dieu ! … oh ! mon Dieu ! …"
Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et un restant de ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, en croyant rentrer, fumait devant le cendrier. Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur, se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C'était plus fort qu'elle, son estomac se déchirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire.
"Merci ! merci ! disait-elle. Oh ! que vous êtes bon ! Merci."
Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu'elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu'elle la laissa retomber. La faim qui l'étranglait lui donnait un branle sénile de la tête. Elle dut prendre avec les doigts. À la première pomme de terre qu'elle se fourra dans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle dévorait goulûment son pain trempé de ses larmes, souillant très fort, le menton convulsé. Goujet la força à boire, pour qu'elle n'étouffât pas ; et son verre eut un petit claquement contre ses dents.
"Voulez-vous encore du pain ?" demandait-il à demi-voix.
Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas. Ah ! Seigneur ! que cela est bon et triste de manger, quand on crève !
Et lui, debout en face d'elle, la contemplait. Maintenant, il la voyait bien, sous la vive clarté de l'abat-jour. Comme elle était vieillie et dégommée ! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlante était toute grise, des mèches grises que le vent avait envolées, le cou engoncé dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse à donner envie de pleurer. Et il se rappelait leurs amours, lorsqu'elle était toute rose, tapant ses fers, montrant le pli de bébé qui lui mettait un si joli collier au cou. Il allait, dans ce temps, la reluquer pendant des heures, satisfait de la voir. Plus tard, elle était venue à la forge, et là ils avaient goûté de grosses jouissances, tandis qu'il frappait sur son fer et qu'elle restait dans la danse de son marteau. Alors, que de fois il avait mordu son oreiller, la nuit, en souhaitant de la tenir ainsi dans sa chambre ! Oh ! il l'aurait cassée, s'il l'avait prise, tant il la désirait ! Et elle était à lui, à cette heure, il pouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes au fond du poêlon, ses grosses larmes silencieuses qui tombaient toujours dans son manger.
Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant la tête basse, gênée, ne sachant pas s'il voulait d'elle. Puis, croyant voir une flamme s'allumer dans ses yeux, elle porta la main à sa camisole, elle ôta le premier bouton. Mais Goujet s'était mis à genoux, il lui prenait les mains, en disant doucement :
"Je vous aime, madame Gervaise, oh ! je vous aime encore et malgré tout, je vous le jure !
Ne dites pas cela, monsieur Goujet ! s'écria-t-elle affolée de le voir ainsi à ses pieds. Non, ne dites pas cela, vous me faites trop de peine !"
Et comme il répétait qu'il ne pouvait pas avoir deux sentiments dans sa vie, elle se désespéra davantage.
"Non, non, je ne veux plus, j'ai trop de honte... pour l'amour de Dieu ! relevez-vous. C'est ma place, d'être par terre."
Il se releva, il était tout frissonnant, et d'une voix balbutiante :
"Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?" Elle, éperdue de surprise et d'émotion, ne trouvait pas une parole. Elle dit oui de la tête. Mon Dieu ! elle était à lui, il pouvait faire d'elle ce qu'il lui plairait. Mais il allongeait seulement les lèvres.
"Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C'est toute notre amitié, n'est-ce-pas ?"
Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Il n'avait embrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonne amie Gervaise seule lui restait dans l'existence. Alors, quand il l’eut baisée avec tant de respect, il s'en alla à reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevée de sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer là plus longtemps ; c'était trop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu'on s'aimait. Elle lui cria :
"Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi... Oh ! ce n'est pas possible, je comprends... Adieu, adieu, car ça nous étoufferait tous les deux."

Émile Zola, L'Assommoir,
 chapitre
XII.