Tête à tête amoureux
Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudes sur la table, avança la face, regarda un instant sans parler la jeune femme, dont le joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence laiteuse de fine porcelaine. Puis, faisant allusion à une affaire connue d’eux seuls, débattue déjà, il demanda simplement à demi-voix :
"Alors, non ? vous dites non ?
– Oh ! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondit tranquillement Gervaise souriante. Vous n’allez peut-être pas me parler de ça ici. Vous m’avez promis pourtant d’être raisonnable... Si j’avais su, j’aurai refusé votre consommation."
Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de tout près, avec une tendresse hardie et qui s’offrait, passionnée surtout pour les coins de ses lèvres, de petits coins d’un rose pâle, un peu mouillé, laissant voir le rouge vif de la bouche, quand elle souriait. Elle, pourtant, ne se reculait pas, demeurait placide et affectueuse. Au bout d’un silence, elle dit encore :
"Vous n’y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi ; j’ai un grand garçon de huit ans... Qu’est-ce que nous ferions ensemble ?
– Pardi ! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les autres !"
Mais elle eut un geste d’ennui.
"Ah ! si vous croyez que c’est toujours amusant ? On voit bien que vous n’avez pas été en ménage... Non, monsieur Coupeau, il faut que je pense aux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à rien, entendez-vous ! J’ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez ! Comment voulez-vous que j’arrive à élever mon petit monde, si je m’amuse à la bagatelle ?... Et puis, écoutez mon malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire. On ne me repincera pas de longtemps."
Elle s’expliqua sans colère avec une grande sagesse, très froide, comme si elle avait traité une question d’ouvrage, les raisons qui l’empêchaient de passer un corps de fichu à l’empois. On voyait qu’elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions.
Coupeau, attendri, répétait :
"Vous me causez bien de la peine, bien de la peine...
– Oui, c’est ce que je vois, reprit-elle, et j’en suis fâchée pour vous, monsieur Coupeau... Il ne faut pas que ça vous blesse. Si j’avais des idées de rire, mon Dieu ! ce serait encore plutôt avec vous qu’avec un autre. Vous avez l’air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n’est-ce pas ? et on irait tant qu’on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n’aurait pas pu arriver... Seulement, à quoi bon, puisque je n’en ai pas envie ? Me voilà chez Mme Fauconnier depuis quinze jours. Les petits vont à l’école. Je travaille, je suis contente... Hein, le mieux alors est de rester comme on est."
Elle se baissa pour prendre son panier.
"Vous me faites causer, on doit m’attendre chez la patronne... Vous en trouverez une autre, allez ! monsieur Coupeau, plus jolie que moi, et qui n’aura pas deux marmots à traîner."
Il regardait l’œil-de-bœuf, encadré dans la glace. Il la fit rasseoir, en criant :
"Attendez donc ! Il n’est que onze heures trente-cinq... j’ai encore vingt-cinq minutes. Vous ne craignez pourtant pas que je fasse des bêtises ; il y a la table entre nous... Alors, vous me détestez, au point de ne pas vouloir faire un bout de causette ?"
Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas le désobliger ; et ils parlèrent en bons amis. Elle avait mangé, avant d’aller porter son linge ; lui, ce jour-là, s’était dépêché d’avaler sa soupe et son bœuf, pour venir la guetter.

Émile Zola, L'Assommoir, chapitre II.