Lettres de Flaubert
À Émile Zola. 
Paris, Vendredi soir (17 novembre 1871).


Je viens de finir votre atroce et beau livre ! J’en suis encore étourdi. C’est fort ! Très fort !
Je n’en blâme que la préface. Selon moi, elle gâte votre œuvre qui est si impartiale et si haute. Vous y dites votre secret, ce qui est trop candide, et vous exprimez votre opinion, chose que, dans ma poétique (à moi), un romancier n’a pas le droit de faire.
Voilà toutes mes restrictions.
Mais vous avez un fier talent et vous êtes un brave homme !
Dites-moi, par un petit mot, quand je puis aller vous voir, pour causer longuement de votre bouquin.
Je vous serre la main très cordialement, et suis vôtre.


À la princesse Mathilde. 
Croisset, mercredi (4 octobre 1876).

[...] J’ai lu par hasard un fragment de l’Assommoir, paru dans la République des lettres et je suis tout à fait de votre avis. Je trouve cela ignoble, absolument. Faire vrai ne me paraît pas être la première condition de l’art. viser au beau est le principal, et l’atteindre si l’on peut.


À Mme Roger des Genettes.
Croisset, samedi 8 décembre 1877.

[...] Je pense absolument comme vous sur le Nabab ! C’est disparate. Il ne s’agit pas seulement de voir, il faut arranger et fondre ce que l’on a vu. La Réalité, selon moi, ne doit être qu’un tremplin. Nos amis sont persuadés qu’à elle seule elle constitue tout l’État ! Ce matérialisme m’indigne, et, presque tous les lundis, j’ai un accès d’irritation en lisant les feuilletons de ce brave Zola. Après les Réalistes, nous avons les Naturalistes et les Impressionnistes. Quel progrès ! Tas de farceurs, qui veulent se faire accroire et nous faire accroire qu’ils ont découvert la Méditerranée.
Moi, mon bon, je bûche, je pioche, et je surbûche comme la Négritie en personne.
Que sera-ce ? Ah ! Voilà le hic ! Par moments, je me sens écrasé sous la masse de cette œuvre, qui pourra bien être ratée. Et si elle l’est, elle ne le sera pas à moitié. Jusqu’à présent, ça ne pas va trop mal. Mais la suite ? J’ai encore des tas de choses à lire ! et des tas d’effets pareils à varier.
Enfin, dans une quinzaine, je serai à peu près au tiers de l’œuvre. Encore trois ans d’un travail forcené. Pour le moment je barbote avec B et P dans l’archéologie celtique, une jolie blague.
Et je me porte comme un charme ; mais je ne dors plus, plus du tout. Aussi ai-je vers le crépuscule des douleurs à l’occiput assez violentes.


Gustave Flaubert, Extrait de la correspondance ou Préface à la vie d'écrivain, Le Seuil
I, 1963.