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Religion et politique sous les Carolingiens

Allégorie de la royauté de droit divin
Allégorie de la royauté de droit divin

Bibliothèque nationale de France

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Dans le monde carolingien, le profane et le sacré ne sont pas nettement distincts. L'Eglise et l'empereur s'appuient donc l'un sur l'autre pour mettre en place une politique d'unification qui touche aussi bien la vie quotidienne que les production intellectuelles.

Religion et politique : deux puissances indissociables

Dans la société carolingienne, de la même façon qu’Église et État ne sont pas radicalement distincts, le sacré et le profane sont intimement liés : la religion chrétienne touche à tous les aspects de l’existence, et chacun est concerné par ses principes et ses lois. Le désir des souverains carolingiens d’unifier leur royaume passe donc également par une politique religieuse.

Pour que les populations aient conscience d’appartenir au même Empire, il faut qu’elles vivent avec les mêmes principes, les mêmes règles. L’empereur, chef spirituel autant que temporel, intervient aussi bien sur le plan de l’organisation du clergé que des préceptes théologiques : la gestion de l’Église est une affaire spirituelle, mais aussi politique et économique.

Le pape et l’empereur, les deux piliers du pouvoir carolingien

Avant l’arrivée au pouvoir des Carolingiens, alors que les royaumes mérovingiens se disloquent sous la pression des multiples invasions barbares et en l’absence d’un pouvoir politique fort et centralisé, l’Église chrétienne en Occident doit compter sur elle-même pour maintenir son unité. Après les grandes invasions, l’ancien Empire romain a été démantelé, puis recomposé en entités régionales plus ou moins importantes et éphémères ; dans ce contexte troublé, c’est dans les monastères que s’est réfugiée une partie non négligeable des richesses et du savoir. C’est ainsi que les fondations pieuses se multiplient à l’époque mérovingienne, et leur population augmente en nombre à mesure que leurs domaines s’accroissent. Surtout, la présence dans ces monastères de nombreux membres des familles princières en fait bientôt – et ce phénomène ira s’accentuant à l’époque carolingienne – des relais ou des antichambres du pouvoir.

Saint Grégoire Ier inspiré par l’Esprit
Saint Grégoire Ier inspiré par l’Esprit |

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Sur ces territoires morcelés, et en l’absence d’autorité royale véritable, les tutelles politiques locales (l’évêque, le seigneur) n’exercent qu’une emprise limitée et parfois conflictuelle ; les grandes abbayes, elles, sont autant de mondes socialement structurés qui jouissent de privilèges importants, comme l’immunité (cette pratique née à l’époque mérovingienne leur accorde une certaine autonomie, et notamment des exceptions fiscales importantes).

L’abbaye Saint-Denis en Ile-de-France, par exemple, jouit dès le milieu du 7e siècle de cette immunité, qui lui permet de se soustraire à la juridiction de l’évêque pour ne dépendre que du pape : c’est lui qui, désormais, doit confirmer avec le roi l’élection de l’abbé par les moines de la communauté. Et c’est à Saint-Denis que le pape Étienne II sacre Pépin le Bref le 2 février 754, légitimant par ce signe fort l’accession au pouvoir de la nouvelle dynastie carolingienne.

Capables de vivre en autarcie, ces abbayes sont aussi tournées vers l’ensemble de la chrétienté ; et le rôle des missionnaires (les moines romains que le pape Grégoire envoie chez les Angles, les moines irlandais en Gaule) est essentiel dans le processus d’évangélisation progressive de ce qui s’apprête à devenir l’empire carolingien.

Clovis II exempte l’abbaye de Saint-Denis des privilèges épiscopaux
Clovis II exempte l’abbaye de Saint-Denis des privilèges épiscopaux |

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Bataille de Laon et couronnement de Pépin le Bref
Bataille de Laon et couronnement de Pépin le Bref |

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D’emblée, l’accession au pouvoir de la dynastie carolingienne est étroitement liée à l’Église chrétienne. Menacée par la puissance grandissante des Lombards, celle-ci a besoin de la protection militaire de l’Empire. La papauté cherche ainsi protection auprès des Francs et favorise, en retour, l’ascension de la nouvelle dynastie issue de Charles Martel, qui a repoussé les Arabes en 732. En 756, grâce aux armées de Pépin le Bref, l’État pontifical est créé.

Inversement, l’Empire a besoin de l’appui de l’Église pour asseoir et étendre son pouvoir. Le christianisme est le seul véritable point commun à tous les peuples de l’empire, qui pratiquent des langues et des cultures différentes ; ciment de la communauté, l’Église constitue ainsi le véritable fondement de la stabilité de l’État franc. Le roi carolingien, avant même de devenir empereur, dirige politiquement et spirituellement l’ensemble de ses sujets. Cette conception de la responsabilité du roi dans le salut du peuple chrétien culmine avec le sacre de Charlemagne par le pape Léon III le 25 décembre 800, à Rome : l’empereur est désormais le chef spirituel et politique de l’Occident tout entier. L’Église chrétienne, le pape y compris, doit soutenir l’Empire par ses prières.

Couronnement impérial de Charlemagne
Couronnement impérial de Charlemagne |

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Cette relation d’interdépendance se poursuit bien au-delà du règne de Charlemagne, durant toute l’époque carolingienne. On en voit la trace, par exemple, dans les Évangiles de Lothaire, réalisés à l’abbaye de Saint-Martin de Tours vers 850.

Lothaire Ier trônant
Lothaire Ier trônant |

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Ce somptueux manuscrit s’ouvre sur un poème de dédicace à Lothaire Ier, inscrit en lettres d’or, qui témoigne des relations étroites qui existaient entre l’abbaye et la dynastie carolingienne, ainsi que du souhait de Lothaire de voir la communauté prier pour lui et sa famille. Le portrait de l’empereur qui y figure exprime symboliquement ces liens étroits entre religion et politique : représenté assis sur un trône incurvé en position frontale, les genoux écartés et le pied gauche légèrement en retrait, celui-ci est entouré de deux gardes armés, l’un d’une lance, le second d’un glaive, qui le couvent de leurs regards. Leur présence symbolise la protection divine qui est accordée à l’empereur. La dimension politico-théologique de ce portrait est suggérée par la proximité entre cette image et celle de la Majestas Domini siégeant sur un globe incarnant le Cosmos. Cette iconographie élaborée reflète les liens existant entre l’Église et la royauté, laquelle occupe une position de médiateur entre Dieu et les hommes.

Politique religieuse et réforme liturgique

Arrivé au pouvoir en 741, Pépin III se lance dans une politique religieuse dont le point de départ est le « Concile germanique », ouvert en 742 ou 743, auquel saint Boniface, l’évangélisateur de la Frise et évêque de Mayence, prend une part active. L’empereur veut renforcer le rôle des clercs dans les évêchés et les monastères, ainsi qu’à la chancellerie royale. Dans ce but, il exige la mise en ordre des mœurs du clergé séculier, la clarification de ses aptitudes et de ses ressources, la création d’une hiérarchie responsable.

Généralisation de la règle de Saint-Benoît

Afin que tous les monastères possèdent la même organisation et les mêmes règles morales, Pépin le Bref impose la règle de Saint-Benoît aux moines.

Saint Benoît donnant sa règle à un moine
Saint Benoît donnant sa règle à un moine |

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Aujourd’hui considéré comme le père du monachisme occidental, Saint-Benoît de Nursie s’était consacré autour de 530 à la rédaction d’un texte règlant la vie des moines. Poussé par la conviction que celle qui existe est décadente et ne permet pas de servir Dieu comme il le faudrait, il rédigea une règle simple, qui mettait en place une vie communautaire solidement structurée, sous l’autorité d’un père spirituel, l’abbé. Cette règle organise la vie monastique à travers trois activités : le travail manuel, la lecture des textes sacrés et l’office divin. Elle privilégie la prière personnelle, afin d’avoir une communication plus intime avec Dieu et d’amener à la perfection intérieure. Elle prône également les vertus monastiques, comme l’humilité, le renoncement à soi-même, la charité. La devise de Saint-Benoît, « Ora et labora » (« Prie et travaille »), est restée celle de l’ordre bénédictin.

Adoptation de la liturgie romaine

Fort de la nouvelle autorité que lui a apporté son sacre en 751, Pépin le Bref accentue encore l’aspect religieux de sa politique. Il choisit l’évêque de Metz Chrodegang comme chef de l’Église franque et lui donne un rôle primordial dans la réforme du clergé, en l’envoyant auprès du pape Étienne III en 753. À sa demande, Chrodegang écrit entre 754 et 756 une règle des chanoines, d’abord appliquée au seul évêché de Metz, puis généralisée à l’ensemble des églises franques.

Tables des Canons et grande initiale
Tables des Canons et grande initiale |

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C’est d’ailleurs à Metz qu’est entamée à partir de 755 l’adoption du rite romain, pierre angulaire d’une unification religieuse qui va être reprise et accentuée par Charlemagne : pour combattre le désordre qu’engendrent les divers rites (dits gallicans parce que pratiqués dans les églises de Gaule), Pépin charge Chrodegang de faire adopter la liturgie romaine, adoptée à Rome vers 645, puis remaniée vers 740 et 755.

Cette réforme n’est pas terminée à la mort de Pépin, et l’uniformisation et le renforcement des pratiques religieuses sont l’un des soucis majeurs de Charlemagne. Dans l’Admonitio generalis de 789, le souverain se présente comme le nouveau Josias (roi réformateur de Juda au 7e siècle av. J.-C.) pour légitimer son intervention dans la restauration de la hiérarchie de l’Église et la christianisation de la population. Sa priorité sera de faire réviser les livres religieux afin d’unifier la liturgie dans tous les territoires sous domination franque.

Des laïcs à la tête des institutions religieuses

Éginhard écrivant
Éginhard écrivant |

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Les évêques nommés par Charlemagne, les clercs qui les secondent à tous les niveaux, sont des intermédiaires essentiels dans la politique impériale, par leur rôle pastoral d’une part, mais aussi pour la gestion administrative, les missions diplomatiques, l’enseignement… Dans le texte, daté de 811, qu’Éginhard présente à la fin de la Vita Karoli comme le dernier testament de Charlemagne, celui-ci octroie d’ailleurs des dons généreux aux vingt-et-une provinces ecclésiastiques, institutions du Bas-Empire qu’il a reprises à son compte dans une double intention, éducative et administrative. Les monastères ont leur part dans le dispositif de réorganisation de l’Église, et deux cents abbayes parmi les plus importantes sont considérées comme des biens personnels de l’empereur.

Charlemagne désigne des parents et des amis, clercs ou laïcs, à la tête des évêchés et des monastères importants. La plupart de ces personnages, des hommes cultivés et souvent des savants, occupent aussi des postes-clefs auprès de l’empereur, comme administrateurs ou conseillers. Parmi les abbés, on trouve notamment le clerc anglo-saxon Alcuin, abbé de Saint-Martin de Tours, principal conseiller de Charlemagne jusqu’à sa mort en 804, inspirateur des décisions impériales sur l’éducation, et le Franc Angilbert, abbé de Saint-Riquier, plusieurs fois ambassadeur du roi auprès du pape.

Après la mort de Charlemagne en 814, l’Église et l’État restent fortement associés dans l’exercice du pouvoir, parce que les structures ecclésiastiques sont aussi celles de l’administration publique. Les successeurs de Charlemagne n’ont pas tout à fait la même vision théocratique de leur mission, mais l’Église reste soumise à leur surveillance économique et spirituelle. Et si certains dignitaires religieux tentent d’affirmer la prééminence du spirituel sur le temporel, ils se conduisent généralement en administrateurs et en vassaux, plus qu’en responsables ecclésiastiques.

Louis le Pieux dans son palais, entre le protospathaire Christophe et le diacre Grégoire
Louis le Pieux dans son palais, entre le protospathaire Christophe et le diacre Grégoire |

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Pour ce qui est des évêques, le rôle central attribué à Metz dans la politique carolingienne est évident, d’abord avec Chrodegang, puis avec Angilram, chapelain et conseiller de Charlemagne, et enfin avec Drogon, demi-frère de Louis le Pieux. L’important siège de Reims est occupé par Ebbon, frère de lait et bibliothécaire de Louis le Pieux, puis par Hincmar, qui a longtemps fréquenté la cour impériale. Les noms changent au fil des années, mais le système de clientélisme demeure, de Fridugise, chancelier de Louis le Pieux et successeur d’Alcuin comme abbé de Saint-Martin de Tours, à Nithard, petit-fils de Charlemagne, fidèle de Charles le Chauve et abbé de Saint-Riquier après son père Angilbert. Angilbert et Nithard sont des laïcs, comme Éginhard, dont le cumul des bénéfices est étourdissant.

En 814, Louis le Pieux met bien à la tête de tous les monastères de l’empire un moine, Benoît d’Aniane, dont le Capitulare monasticum, promulgué le 10 juillet 817, réaffirme la nécessité de l’application à tous de la règle bénédictine ; mais à Saint-Martin de Tours, ce sont encore deux laïcs, Adalard puis Vivien, qui succèdent au grand théologien réformateur qu’était Alcuin, et à Fridugise. La fin de l’empire carolingien accentue cette dérive, qui finalement livre les biens temporels des institutions religieuses, évêchés ou abbayes, aux grandes familles aristocratiques.

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