Les livres religieux, témoins des réformes

Complémentaire de la réforme de l'Église,
l'adoption de la liturgie romaine tend autant à unifier
les cultes dans les territoires sous occupation franque, qu'à démontrer
l'allégeance spirituelle à la papauté. Elle
se traduit peu à peu, dans les faits, avec l'édition
de nouveaux livres liturgiques ; les manuscrits réalisés à partir
des années 790 dans les grands centres carolingiens portent les
traces de ces modifications, et témoignent du succès de
la politique initiée par Pépin III.
Dans le sillage de cette réforme monastique et canoniale, évangéliaires,
lectionnaires, sacramentaires et copies de commentaires patristiques s'accroissent.
Mais avant la politique volontariste menée par Charlemagne en matière
de révision et d'amendement des textes sacrés, la diversité reste
de mise dans la tradition manuscrite des Évangiles, dont l'ornementation
sommaire se limitait, semble-t-il, aux tables des canons. L'adoption par
Charlemagne, dans le dernier quart du VIIIe siècle, du sacramentaire romain
comme outil d'unification liturgique de la Gaule occasionne l'apparition
de nouveaux exemplaires.
Les livres liturgiques se répartissent en quatre catégories :
les livres de lecture (Évangiles, évangéliaires, passionnaires),
les livres de prière (sacramentaires, psautiers), les livres de chant
(antiphonaire ou graduel, tropaire) et les livres décrivant les rituels
(bénédictionnaire).

Les livres de lecture
La Bible, et surtout les recueils d'Évangiles,
dont il existe de nombreux exemplaires carolingiens, servent
avant tout à la connaissance du dogme et à la
catéchèse, à l'exégèse
et à la réflexion théologique et philosophique.
Mais elle sert aussi à la célébration
eucharistique, soit dans son intégralité, soit
sous forme de recueils d'extraits bibliques (les péricopes),
regroupés selon l'ordre de l'année
liturgique. Pour l'Ancien Testament, seul le Pentateuque
de la fin du VIe ou du début du VIIe siècle,
témoin de la tradition biblique la plus ancienne, porte
en marge quelques mentions plus récentes de lectures
utilisées pour les fêtes de Pâques, gallicanes
ou wisigothiques, et donne l'exemple d'un volume
complet portant des informations liturgiques.
À l'inverse,
les Évangiles sont régulièrement utilisés pour
le culte. On prend l'habitude d'ajouter au texte un Capitulare
evangeliorum, qui aide à retrouver les lectures de la messe dans
les Évangiles en signalant les péricopes évangéliques
dans l'ordre de l'année liturgique.
La réforme s'impose rapidement et dès la fin du VIIIe siècle,
le Capitulare evangeliorum correspond à l'usage romain. Ce
texte mêle temporal et sanctoral, c'est-à-dire les chants correspondant à la
partie mobile du calendrier liturgique (le temporal), et ceux associés
aux fêtes fixes du calendrier (le sanctoral).
La réalisation
de recueils regroupant les extraits de l'Ancien et du Nouveau Testament
lus pendant la messe est ancienne, comme en témoigne le Lectionnaire
de Luxeuil, antérieur à la réforme romaine : ce célèbre
et précieux manuscrit gallican est le plus ancien et le meilleur témoin
de l'usage liturgique appliqué en Gaule avant l'introduction des livres
romains sous Pépin le Bref.
Cependant,
l'usage d'Évangiles complets est majoritaire au IXe siècle :
si l'usage d'évangéliaires contenant seulement les
péricopes évangéliques apparaît bien dès
la fin du VIIIe siècle, il reste rare au IXe siècle.
L'exemplaire
dit Lectionnaire d'Alcuin illustre l'état de la réforme
de la liturgie sous Charlemagne : 65 péricopes ont été ajoutés à la
fin, d'après un original mis au point par Alcuin lui-même.
Les livres de prière
Les sacramentaires, qui regroupent les prières prononcées
par le célébrant, subissent eux aussi l'évolution
de la liturgie de la messe.
Le
Sacramentaire de Gellone est le témoin le plus important
et le plus complet de la tradition franque du sacramentaire
romain, dont la rédaction primitive, largement enrichie
après son arrivée en Gaule au VIIe siècle,
est attribuée au pape Gélase (ce modèle
est donc dit gélasien). L'Évangéliaire de Charlemagne,
dont la virtuosité graphique et la tonalité orientale
des enluminures entrent en résonance avec celles du Sacramentaire
de Gellone, témoigne lui aussi des débuts de
la réforme liturgique mise en œuvre par Charlemagne.
Ces deux monuments doivent être considérés
comme une première expérience, qui marque de façon
magistrale le début de ce que nous appelons aujourd'hui
la Renaissance carolingienne : quoique demeurés
sans postérité stylistique directe dans l'art
carolingien, ils signent en effet le début d'une ère
nouvelle. C'est qu'ils amorcent un développement
sans précédent de la liturgie dont une conséquence
immédiate – la glorification et la sacralisation
de l'objet livre – va devenir l'un des fondements de la
culture du Moyen Âge occidental, et le manuscrit à peintures,
son vecteur d'expression privilégié.
Au vu des remaniements complexes et hétérogènes
subis par le sacramentaire gélasien, Charlemagne comprend que
ce manque de cohérence entrave la réforme unificatrice
commencée par son père. En 784, il demande alors au pape
de lui envoyer les livres liturgiques utilisés à Rome,
dont un sacramentaire, afin d'en faire la référence
des scribes de l'Empire. Dans sa réponse à une lettre
perdue de Charlemagne, le pape Hadrien Ier annonce qu'il lui envoie
le livre qu'il attribue lui-même au pape Grégoire,
d'où son nom de version grégorienne.
En fait,
l'ensemble correspond exactement à la liturgie romaine de la fin
du VIIIe siècle, même si Grégoire est l'auteur de
certaines oraisons ; et le livre reçu à Aix-la-Chapelle
est un recueil à usage strictement papal. Charlemagne se plaint qu'il
ne convienne pas comme modèle dans son nouvel effort d'unification des
pratiques religieuses, et décide de le faire amender. Le latin fautif
est corrigé, et l'adaptation indispensable du texte, longtemps attribuée à Alcuin,
est en réalité l'œuvre de Benoît d'Aniane.
On le voit, le sacramentaire a une véritable importance stratégique :
il est alors perçu comme un instrument d'unification liturgique
au sein du royaume franc.
Les sacramentaires réalisés ensuite dans les scriptoria carolingiens
contiennent cette version grégorienne augmentée. Les exemplaires
présentés proviennent de quatre grands ateliers du milieu
du IXe siècle, Metz pour le Sacramentaire
de Drogon, Saint-Amand pour l’exemplaire donné par Charles
le Chauve à l’abbaye
de Saint-Denis, Corbie pour un sacramentaire dit "mixte",
parce que la tradition grégorienne y est largement enrichie de pièces
empruntées à la version gélasienne, et enfin l’École
du palais pour le fragment réalisé à l’intention
de Charles le Chauve vers 869-870.