Transmettre la parole divine
Le livre sacré a pour vocation de transmettre la
Parole divine. Texte et décoration se combinent dans cet objectif :
le message, d’ordre religieux et symbolique, s’offre au lecteur
de différentes manières, et tous les aspects du livre (sa
matérialité et son traitement esthétique autant que
son contenu) contribuent à le diffuser.
Au seuil du texte : reliures et frontispices
Le livre religieux est un objet matériel, dont, on l’a
vu, l’aspect précieux reflète le caractère
sacré de son contenu ; c’est aussi un ouvrage spirituel,
dont le texte fait accéder à une dimension transcendante.
En l’ouvrant, on pénètre donc dans un domaine supérieur,
différent de l’univers du quotidien qui est, lui, simplement
humain. C’est pourquoi le seuil du livre, dans les manuscrits
carolingiens, a toujours une grande importance, et joue un rôle
symbolique qui souligne cette entrée dans un espace sacré.
On le voit
dans les frontispices, ces décors qui ornent la page de titre ou la
première page du livre, et qui font l’objet du plus grand soin.
C’est le cas, par exemple, de l’ouvrage contenant les Questions
et locutions sur l’Heptateuque de Saint Augustin, réalisé dans
le nord de la France dans la deuxième moitié du VIIIe siècle.
Son frontispice, particulièrement spectaculaire, est d’une tonalité d’ensemble
qui reste fortement mérovingienne : les deux superbes feuillets
disposées en diptyque synthétisent le répertoire ornemental
du manuscrit, à commencer par les initiales peintes en jaune, vert,
orange et brun rosé. Un raffinement particulier dans la mise en page
du titre fait se succéder de grandes capitales zoomorphes ou habitées
de motifs variés, des lettrines composées de compartiments multicolores,
et enfin des cartouches cernés d’orange, où les majuscules à l’encre
brune se détachent sur un fond polychrome mosaïqué. Alternances
et répétitions chromatiques et formelles rythment la page créant
des jeux d’optique, à la manière irlandaise. La présence
des lions postés au pied des colonnes met l’accent sur ce rôle
symbolique du frontispice dans le livre, seuil comparable à l’entrée
d’un espace sacré où va se déployer l’histoire
du Salut.
Les reliures jouent également un rôle symbolique
très fort. Ainsi, se développe à l’époque
de Charlemagne l’idée d’une reliure qui ne soit pas redondante,
mais complémentaire du reste de l’ouvrage, développant
une thématique en rapport direct avec le contenu du livre. Il existe
dès lors une véritable complémentarité programmatique,
de l’extérieur à l’intérieur du volume.
Les Évangiles
dits de Lorsch, produits sous le règne de Charlemagne, illustrent ce principe :
tandis que les miniatures marquant les articulations maîtresses du livre
proposent les portraits des évangélistes, ainsi qu’un Christ
de majesté accosté des symboles de ces derniers, les ivoires de
la reliure portent l’accent sur, respectivement, le mystère de l’Incarnation
et le triomphe du Seigneur sur les forces du mal. Ainsi, l’extérieur
du livre associe aussitôt un moment clé de la mise en œuvre
du dessein divin à la manifestation de la toute-puissance salvatrice ;
l’intérieur, lui, renvoie à l’authenticité de
la présente transcription des quatre récits et, par-delà,
aux fondements sacrés du message.
Dans le cours
du IX e siècle, d’autres manuscrits
pour lesquels nous avons encore la bonne fortune de disposer de la reliure d’origine – ainsi
du Psautier de Charles le Chauve ou du Sacramentaire de Drogon – nous
amènent à constater le grand discernement dont, en diverses variantes,
les concepteurs ont fait preuve dans le développement de complémentarités
de cet ordre.
Imagerie synthétique et imagerie narrative
Pour ce qui concerne le contenu même des ouvrages, les illustrations
qu’ils présentent offrent également plusieurs niveaux
d’interprétation. On distingue ainsi l’imagerie
synthétique de l’imagerie narrative, qui proposent chacune
une façon différente d’illustrer et de transmettre
les messages religieux. Une image "synthétique" combine
plusieurs sujets, pour exprimer de manière globale plusieurs
aspects du dogme. Elle est notamment employée dans une des grandes
Bibles produites sous le règne de Charles le Chauve, celle que
dédia au souverain le comte et abbé laïc de Saint-Martin
de Tours, Vivien. Ici, l’image du Christ en majesté manifeste
la toute-puissance du Seigneur, tandis que les symboles évangéliques évoquent
la diffusion du message christique, et que les figures des prophètes
suggèrent le lien entre Ancien et Nouveau Testament. Une imagerie "narrative" procède,
en revanche, par la représentation des épisodes successifs
d’une histoire : dans le même manuscrit, c’est
le cas, par exemple, pour le récit de la traduction de la Bible
par Jérôme.
L'ensemble est articulé par une véritable trilogie de souveraineté, qui se décline en les figures de David, de Charles et de Dieu lui-même ; mais Charles, représenté en train de recevoir le volume, apparaît également en pendant de Jérôme, dont l'entreprise de mise au point du texte latin se trouve illustrée en ouverture.
D’autre
part, cette suite "événementielle" des circonstances
de la traduction de Saint-Jérôme entre en correspondance avec
les pages consacrées à Moïse et à saint Paul, où prennent
aussi place les illustrations d’épisodes successifs ; ce
qui détermine une forte opposition avec la trilogie de souveraineté mentionnée
plus haut, dont les images privilégient au contraire l’aspect
intemporel et le caractère récapitulatif. Enfin, les évocations
du Seigneur en gloire et de l’Apocalypse, qui s’insèrent
aux articulations majeures du livre, incorporent l’une et l’autre
des sujets bien propres à imposer, par-delà une simple juxtaposition
linéaire des deux volets de la Bible, l’idée de la fondamentale
unité de l’ensemble.
Une construction
aussi puissamment réfléchie illustre la capacité de ses
concepteurs à opérer ces combinaisons dans le livre même,
pour accentuer notablement les grands axes du contenu textuel. Dans le cas
de ce manuscrit exceptionnel, l’alternance entre les modes synthétique
et narratif amène donc à reconnaître une structuration
du discours imagé qui, en quelque sorte, se surimpose à celle
du texte, et induit une seconde voie d’appropriation du contenu de l’ouvrage.
Le livre
carolingien en vient ainsi à constituer une synthèse achevée
des aspects majeurs du dogme chrétien – et c'est là un
statut qu'il conservera pour une bonne partie des temps médiévaux.

Un graphisme signifiant
Les illustrations du livre religieux n’ont donc pas une simple vocation
décorative, mais interviennent à plein dans la délivrance
du message sacré. Elles portent par elles-mêmes une signification,
qui s’ajoute au texte écrit et doit être interprétée.
L’ornementation des lettres, qui peut paraître purement vouée à l’embellissement
de la page, porte parfois aussi un véritable sens. C’est le cas
dans le Sacramentaire de Gellone, qui confie au graphisme des lettres les
plus élaborées le soin de mimer, de façon quasi magique,
l’accomplissement du récit ou du rituel qu’elles introduisent.
Par exemple, une main tient un serpent qui se mort la queue, dessinant
de la sorte un d oncial ; ce motif, mainte fois repris dans le texte,
forme l’attaque du mot deus. Mais le geste prend une résonance
particulière au début d’une prière d’exorcisme ;
il anticipe l’effet de l’oraison, en obligeant l’animal
maléfique à "dire" le nom de Dieu, tel Moïse
dans le désert saisissant le serpent dans la main pour signifier la
victoire finale et préfigurer la Résurrection.
L’image-mot
affirme ainsi son pouvoir apotropaïque (c’est-à-dire destiné à écarter
le mauvais sort, à éloigner le mal) et son action conjuratoire,
comme la Vierge brandissant sa croix contre l’antique serpent. Il s’agit
bien d’une "parole en acte", qui vise par l’image à amplifier
l’efficace de la geste liturgique.
