Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Portrait déguisé de Giacomo Casanova

Charles-Joseph de Ligne, Caractères et portraits, 1756-1812
C’est à Teplice chez sa fille, la princesse Clary, que Charles Joseph, prince de Ligne rencontre Casanova au cours de l’été 1794. Militaire, diplomate mais aussi mémorialiste et homme de plaisir, le prince de Ligne se prend d’amitié pour le vieil homme, qu’il évoque dans deux textes. Il est l’un des premiers lecteurs d’Histoire de ma vie et il encourage le Vénitien à poursuivre la révision de ses mémoires.

« Ce serait un bien bel homme, s’il n’était pas laid ; il est grand, bâti en Hercule ; mais un teint africain, des yeux vifs, pleins d’esprit à la vérité, mais qui annoncent toujours la susceptibilité, l’inquiétude ou la rancune, lui donnent un peu l’air féroce, plus facile à être mis en colère qu’en gaieté.
Il rit peu, mais il fait rire ; il a une manière de dire les choses, qui tient à l’Arlequin balourd et du Figaro, et le rend très plaisant. Il n’y a que les choses qu’il prétend savoir, qu’il ne sait pas : les règles de la danse, de la langue française, du goût, de l’usage du monde et du savoir-vivre. Il n’y a que ses comédies qui ne soient pas comiques ; il n’y a que ses ouvrages philosophiques, ou il n’y ait point de philosophie : tous les autres en sont remplis ; il y a toujours du trait, du neuf, du piquant et du profond. C’est un puits de science ; mais il cite si souvent Homère et Horace, que c’est de quoi en dégoûter. Sa tournure d’esprit et ses saillies sont un extrait de sel attique. Il est sensible et reconnaissant ; mais pour peu qu’on lui déplaise, il est méchant, hargneux et détestable. Un million qu’on lui donnerait, ne rachèterait pas une petite plaisanterie qu’on lui aurait faite. Son style ressemble à celui des anciennes préfaces : il est long, diffus et lourd ; mais s’il a quelque chose à raconter, comme, par exemple, ses aventures, il y met une telle originalité, naïveté, espèce de genre dramatique pour mettre tout en action, qu’on ne saurait trop l’admirer, et que sans le savoir il est supérieur à Gilblas et au Diable boiteux.
Il ne croit à rien, excepté ce qui est le moins croyable, étant superstitieux sur tout plein d’objets. Heureusement qu’il a de l’honneur et de la délicatesse, car avec sa phrase : je l'ai promis à Dieu, ou bien : Dieu le veut, il n’y a pas de chose dans le monde qu’il ne fut capable de faire : il aime, il convoite tout, et, après avoir eu de tout, il sait se passer de tout. Les femmes et les petites filles surtout sont dans sa tête, mais elles ne peuvent plus en sortir pour en passer ailleurs. Cela le fâche, cela le met en colère contre le beau sexe, contre lui, contre le ciel, la nature, et l’année 1722. Il se venge de tout cela contre tout ce qui est mangeable et potable ; ne pouvant plus être un dieu dans les jardins, un satyre dans les forêts, c’est un loup à table ; il ne fait grâce à rien, commence gaiement et finit tristement, désolé de ne pouvoir plus recommencer.
S’il a profité quelquefois de sa supériorité sur quelques bêtes, en hommes et en femmes, pour faire fortune, c’était pour rendre heureux ce qui l’entourait. Au milieu des plus grands désordres de la jeunesse la plus orageuse et de la carrière des aventures, quelquefois un peu équivoques, il a montré de l’honneur, de la délicatesse et du courage. Il est fier, parce qu’il n’est rien et qu’il n’a rien. Rentier, ou financier, ou grand seigneur, il aurait été peut-être facile à vivre ; mais qu’on ne le contrarie point, surtout que l’on ne rie point, mais qu’on le lise ou qu’on l’écoute ; car son amour-propre est toujours sous les armes ; ne lui dites jamais que vous savez l’histoire qu’il va vous conter ; ayez l’air de l’entendre pour la première fois. Ne manquez pas de lui faire la révérence, car un rien vous en fera un ennemi : sa prodigieuse imagination, la vivacité de son pays, ses voyages, tous les métiers qu’il a faits, sa fermeté dans l’absence de tous ses biens moraux et physiques, en font un homme rare, précieux à rencontrer, digne même de considération et de beaucoup d’amitié de la part du très petit nombre de personnes qui trouvent grâce devant lui. »

 Charles Joseph de Ligne, Caractères et portraits, 1756-1812. Paris : Champion, 2003, p. 226.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmv28g2kwq40