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Extrait

Casanova par lui-même

Giacomo Casanova, Précis de ma vie, 1797
Du 6 février 1797 à sa mort le 4 juin 1798, Casanova entretint une correspondance nourrie avec une aristocrate autrichienne, Cécile de Roggendorf. Bien qu’elle n’eut jamais l’occasion de rencontrer l’aventurier vénitien, la jeune femme le connaissait comme un ami de son père disparu. Elle le contacta dans un moment de mélancolie après la perte de son fiancé à la guerre, cherchant auprès de lui de l’aide et du réconfort. En réponse à une demande de sa part datée du 2 novembre 1797, Casanova lui envoya ce "précis de ma vie", où il résume les grands actes de son existence.

« Ma mère me mit au monde à Venise le 2 d’Avril jour de Paques de l’an 1725. Elle eut la veille une grosse envie d’écrevisse. Je les aime beaucoup. Au baptême on m’a nommé Jacques Jérôme. Je fus imbécile jusqu'à huit ans et demi. Apres un[e] hémorragie de trois mois on m’a envoyé à Padoue, où guéri de l’imbécillité je me suis adonné à l’étude, et à l’age de seize ans on m’a fait docteur, et on m’a donné l’habit de prêtre pour aller faire ma fortune à Rome.
À Rome la fille de mon maître de langue française fut la cause que le Cardinal Acquaviva mon patron me donna congé.
Agé de dix-huit ans je suis entré dans le militaire au service de ma patrie, et je suis allé à Constantinople. Deux ans après étant retourné à Venise, j’ai quitté le métier de l’honneur, et prenant le mords aux dents j’ai embrassé le vil métier de joueur de violon ; j’ai fait horreur à mes amis ; mais cela n’a pas duré longtemps.
À l’age de 21 ans un des premiers seigneurs de Venise m’adopta pour fils, et étant assez riche je suis allé voir l’Italie, la France, l’Allemagne, et Vienne où j’ai connu le comte Roggendorff. Je suis retourné à Venise où deux ans après les inquisiteurs d’état vénitiens par des raisons justes, et sages me firent enfermer sous les plombs.
C’est une prison d’état d’où personne n’a jamais pu se sauver ; mais moi, avec l’aide de Dieu, j’ai pris la fuite au bout de quinze mois, et je suis allé à Paris.

En deux ans j’y ai fait de si bonnes affaires que je suis devenu riche d’un million ; mais j’y ai fait tout de même banqueroute. Je suis allé faire de l’argent en Hollande, puis je suis allé essuyer des malheurs à Stuttgart, puis des bonheurs en Suisse, puis chez M. de Voltaire, puis des aventures à Marseille, à Gênes, à Florence, et à Rome, où le pape Rezzonico vénitien me fit chevalier de S[aint] J[ean de] Latran, et protonotaire apostolique. Ce fut l’an 1760.
Bonne fortune à Naples dans la même année. À Florence j’ai enlevé une fille, et l’année suivante je suis allé au congrès d’Augsbourg chargé d’une commission du roi de Portugal. Le congrès ne s’y tint pas, et après la publication de la paix je suis passé en Angleterre d’où un grand malheur me fit sortir l’année suivante 1764. J’ai évité la potence, qui cependant ne m’aurait pas déshonoré. On ne m’aurait que pendu. Dans cette même année j’ai cherché en vain fortune à Berlin, et à Petersbourg ; mais je l’ai trouvée à Varsovie dans l’année suivante. Neuf mois après je l’ai perdue pour m’être battu en duel avec le Général Branicki au pistolet. Je lui ai percé le ventre, mais en trois mois il guérit, et j’en fus bien aise. C’est un brave homme.

Obligé à quitter la Pologne je suis allé à Paris l’an 1767, où une lettre de cachet m’a fait décamper, et aller en Espagne où j’ai eu des grands malheurs. À la fin de l’an 1768 on m’enferma dans le fond de la tour de la citadelle de Barcelone d’où je suis sorti au bout de six semaines, et exilé d’Espagne. Mon crime fut mes visites nocturnes à la maîtresse du vice roi, grande scélérate. Aux confins d’Espagne j’ai échappé aux sicaires, et je suis allé faire une maladie à Aix en Provence qui me mit au bord du tombeau après dix-huit jours de crachement de sang.
L’an 1769 j’ai publié en Suisse ma défense du gouvernement de Venise en trois gros volumes contre Amelot de la Houssaye.

L’année suivante le ministre d’Angleterre à la cour de Turin m’envoya à Livourne bien recommandé. Je voulais aller à Constantinople avec la flotte Russe, mais l’amiral Orlow ne m’ayant pas accordé les conditions que je voulais, j’ai rebroussé chemin, et je suis allé à Rome sous le pontificat de Ganganelli.
Un amour heureux me fit quitter Rome pour aller à Naples, et trois mois après un autre amour malheureux me fit retourner à Rome. Je me suis battu pour la troisième fois à l’épée avec le comte Medini, qui mourut il y a quatre ans à Londres en prison pour dettes.
Ayant beaucoup d’argent je suis allé à Florence, où le jour de la fête de Noël l’archiduc Léopold, mort empereur il y a quatre ou cinq ans, m’exila de ses états temps trois jours. J’avais une maîtresse, qui par mon conseil devint marquise de III à Bologne.
Las de courir l’Europe je me suis déterminé à solliciter ma grâce auprès des inquisiteurs d’état vénitiens. Par cette raison je suis allé m’établir à Trieste, où deux ans après je l’ai obtenue. Ce fut le 14 7bre an 1774. Mon entrée à Venise au bout de 19 ans me fit jouir du plus beau moment de ma vie.

L’an 1782 je me suis brouillé avec tout le corps de la noblesse vénitienne. Au commencement de 1783 j’ai quitté volontairement l’ingrate patrie, et je suis allé à Vienne. Six mois après je suis allé à Paris avec intention de m’y établir ; mais mon frère, qui y demeurait depuis 26 ans, me fit oublier mes intérêts pour les siens. Je l’ai délivré des mains de sa femme, et je l’ai mené à Vienne, où le prince Kaunitz sut l’engager à s’y établir. Il y est encore moins vieux que moi de deux ans.
Je me suis placé au service de M. Foscarini ambassadeur de Venise pour lui écrire la dépêche. Deux ans après il mourut entre mes bras tué par la goûte qui lui monta à la poitrine. J’ai alors pris le parti d’aller à Berlin espérant une place à l’Académie ; mais à moitié chemin le comte de Waldstein m’arrêta à Toeplitz, et me conduisit à Dux, où je suis encore, et où selon l’apparence je mourrai.
C’est le seul précis de ma vie que j’ai écrit, et je permets qu’on en fasse tel usage qu’on voudra Non erubesco evangelium.

Prague, Archives d’État, fonds Casanova, U 21/1 ; Éd. HMV, III, p. 1229-1232
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