« J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne. »
« Digne ou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie » (HMV, p. 4), affirme Casanova. Au moment où, vraisemblablement en 1789, il se décide à plonger dans cette matière et à lui donner forme, il y est déjà mentalement préparé et il dispose, concrètement, de notes prises tout au long de ses pérégrinations (ses « capitulaires »), de lettres et documents conservés dans ses malles à côté d’habits somptueux, de bijoux, portraits, tabatières, éventails, bibelots, à offrir de ville en ville, de femme en femme. Cette accumulation de matériaux susceptibles d’aider le travail de la mémoire s’est accompagnée d’une intense activité épistolaire et d’innombrables répétitions orales (avec des variantes selon le public, le contexte, le temps disponible) des faits les plus remarquables de son existence. Casanova est un « beau parleur », il est très tôt connu comme tel, et c’est dans cet exercice qu’il commence à pratiquer et à perfectionner son talent de narrateur.
Pourquoi cela ? Casanova n’est absolument pas un être du ressassement monologique. Il est du coté du dialogue, de l’espace ouvert de la conversation, de l’adresse théâtrale, du jeu avec des auditeurs ou des lecteurs. Il se réjouit de l’idée de toucher un grand public, qu’il s’agisse du scénario fastueux de ses arrivées dans des villes nouvelles ou du projet d’écrire un livre. Casanova aime le bruit, le brillant, l’étourdissement. Il ne vise ni à la discrétion ni aux succès intimes. Il lui faut l’amplification de la rumeur et de l’opinion. Ainsi, pour lui, écrire en français, langue aristocratique de la politique et de la diplomatie, langue claire de la philosophie, c’est se donner la possibilité d’un vaste lectorat : « J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne. » (HMV, I, p. 10).
En choisissant le français pour sa langue d’écrivain Casanova manifeste son appartenance au « grand théâtre du monde » et, plus explicitement, sa prédilection pour Paris, capitale de l’imposture, de la mode, – ville où il est facile de s’inventer une identité, de se moquer du vraisemblable, de faire de sa vie une fête, ville surtout où les libertins sont riches et audacieux, les femmes insolentes, spirituelles et capables d’une indépendance inconnue en Italie. À son premier séjour, Casanova prend des leçons de français auprès de Crébillon père, le célèbre dramaturge. Il est un élève assidu et perfectionniste. À travers cette langue qu’il s’efforce de parler le mieux possible, c’est un certain rapport au monde auquel il tend – sous le signe de la jouissance, de la curiosité et de l’absence de contraintes. Paris, capitale du pays « où l’on connaît le prix de la vie », est, dans le tourbillon de ses pérégrinations, la seule ville où il ait sérieusement songé à se fixer.
Ecrivant ses mémoires en français, Casanova refuse la fatalité du lieu de naissance et de la langue qui s’y attache. C’est se donner le choix, affirmer sa liberté, au lieu de s’en tenir passivement à la donnée originelle de la langue maternelle. Il dit non à la famille et oui à l’aventure. Il choisit la langue de la communication et l’ambition intellectuelle de la philosophie des Lumières, mais aussi, plus sensuellement, la perpétuation, dans et par son écriture, de la jeunesse et du temps des découvertes, des certitudes du corps, des séductions dans l’instant. Histoire de ma vie est pris dans le vouloir, et le vertige, d’un éternel retour.
Il a gardé un fort accent italien, au même titre que son style écrit contient des italianismes, signes de spontanéité. Le plaisir du mouvement et de la rapidité inhérent à son goût de vivre se prolonge dans son euphorie d’écriture. Lire Casanova procure une joie attribuée le plus souvent au caractère réjouissant de ses aventures, mais celles-ci nous laisseraient froids sans le rythme endiablé de ses phrases, son art soudain d’accélérer encore, puis de ménager une pause pour s’accorder le luxe de savourer un festin qui n’en finit pas, la minutie délicieuse d’un habillage, les préparatifs d’un carnaval.
Ses tournures italiennes (« vaniloques » pour « verbiages », « faute mardonale » pour « faute excessive », « parler hors de ses dents » pour « s’exprimer sous le coup de la fureur », etc.) augmentent l’effet de présence du narrateur.
Ce n’est pas un mémorialiste sidéré dans l’au-delà qui nous délègue un univers de fantômes, mais un homme qui tient à nous raconter son histoire, qui s’échauffe, gesticule, s’esclaffe, est prêt à tout pour ne pas faire naître chez son public le moindre ennui. Casanova avait une voix sonore et qui portait loin : dans un groupe on le reconnaissait à son accent, à son rire et à une scansion très personnelle ; dans son texte, on continue de l’entendre.
Sans une écoute aimante, un public à étourdir, Casanova dépérit. Il l’a prouvé dans son enfance. Il retrouve, vieillard, la même angoisse face au silence et à la solitude. Écrire est alors une façon de s’entretenir avec lui-même et d’entrer dans un dialogue éperdu et vivifiant avec le jeune homme qu’il a cessé d’être. Il aurait pu, sans doute, se contenter de ce double idéel, mais la rencontre avec le prince de Ligne, en 1794, lui apporte la chance concrète d’un véritable interlocuteur et d’un premier lecteur. Ils se donnent rendez-vous à Vienne, Prague, ou Tœplitz (une ville d’eau à la mode, l’actuelle Teplice, en République tchèque). Les deux libertins et adeptes de la frivolité se sentent les survivants d’un monde disparu. Ils évoquent des fêtes, tandis qu’alentour il n’est question que de Napoléon et de ses guerres.