« J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. »
Face aux efforts des spécialistes pour vérifier l’authenticité des faits souvent étonnants qui constituent le tissu d’Histoire de ma vie, Casanova, contre toute attente, se révèle peu mensonger, nullement mythomane. Il n’invente pas de toutes pièces. Mais, bien entendu, il déforme, recrée, passe sous silence, transpose.
Afin d’obtenir que son histoire vaille pour un manifeste en faveur de sa conception de l’existence et que son propre personnage soit plus grand que lui, il mesure à son gré l’importance des faits et le rôle de ses comparses et porte sur eux un éclairage dont il gradue en artiste la force et la couleur. Casanova, ordonnateur et metteur en scène de sa destinée, sélectionne et met en relief plusieurs traits qui deviendront emblématiques et le feront passer de simple aventurier à héros légendaire.
Sa devise, Sequere Deum, place le déroulement de sa vie dans la confiance en une puissance supérieure. Dieu bienveillant, Providence, Fortune… Casanova n’est pas tenté par l’athéisme. Il garde de son enfance vénitienne et de son amour pour sa grand-mère la foi religieuse, un ancrage dans la superstition, ses féeries. Ses manipulations d’imposteur, son flirt avec l’illuminisme, ses succès auprès de la duchesse d’Urfé, sont rendus possibles par une profonde ambiguïté dans son rapport à la raison. Un des points clefs sur lequel il s’oppose à Voltaire est la superstition. Il répond à sa volonté progressiste d’une élimination de l’obscurantisme par un constat réaliste :
Il mise sur la rapidité, le déchiffrement immédiat d’une situation. L’intelligence casanovienne est d’ordre physique. Son érudition même n’est pas séparée de son corps. Sa boulimie de savoir, intégrée à son appétit de vivre, participe d’une curiosité illimitée. Il aime apprendre comme il aime danser.
Casanova est un séducteur qui, à la différence de Don Juan ou du Valmont des Liaisons dangereuses, accepte de tomber amoureux, adore être subjugué, jouit de perdre le contrôle – jusqu’à un certain point. Quand, après une nuit tumultueuse, il monte à l’aube dans sa voiture, il part seul : « J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté » (HMV, I, p. 611).
Casanova est celui qui ne se laisse pas emprisonner. Ses différents passages en prison (à Venise, Londres, Madrid, Barcelone, etc.) ne font que confirmer cette force, inflexible. Mais la liberté que chérit Casanova est anarchique, indifférente à la prise de pouvoir. Elle s’accommode de l’inégalité, s’amuse des conduites de ruse et de duplicité, a horreur des motions et des responsabilités, des positions de groupes, du ressentiment, des renversements sanglants, des victoires du peuple. En commençant d’écrire son autobiographie l’année de la Révolution française, Casanova est conscient de tracer en filigrane un autre récit de liberté – une épopée qui ne vaut que pour lui et fait de la quête du bonheur une histoire toujours singulière.