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Casanova, la passion de la liberté

Todos Caerán : Caprice n°19
Todos Caerán : Caprice n°19

Bibliothèque nationale de France

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En bon Vénitien, Casanova n’a cessé de jouer sa vie : heureux si la chance lui sourit, acceptant les coups du sort comme l’inévitable revers de la médaille, ne gardant rien pour lui, dépensant sans compter pour ses maîtresses du moment, il s’abandonne joyeusement à la Fortune et à la Providence.

L'enfant pituiteux

Dans sa préface, conçue comme un geste de courtoisie à l’égard des lecteurs, une manière de se présenter avant de commencer le récit, Casanova fait appel, pour son portrait « psychologique », à la théorie des humeurs : « J’ai eu tous les quatre tempéraments : le pituiteux dans mon enfance, le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le mélancolique, qui apparemment ne me quittera plus1. »

Histoire de ma vie privilégie le joyeux temps du tempérament sanguin, qui nous rend « empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer ».

« Le tempérament sanguin me rendit très sensible aux attraits de toute volupté et empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer. »

Casanova, Histoire de ma vie

La Terre partagée, avec les éléments, les points cardinaux, les signes du zodiaque et les humeurs
La Terre partagée, avec les éléments, les points cardinaux, les signes du zodiaque et les humeurs |

Bibliothèque nationale de France

Il suffit de faire confiance à ses impulsions. Elles vont dans le sens, toujours varié et renouvelé, du contentement et d’une sorte d’inspiration ou de trépidation intérieure qui détourne de la stagnation de l’ennui et vous pousse, toutes voiles dehors, vers l’aventure. Le bilieux et le mélancolique, tempéraments du temps honni de la vieillesse, ne se manifestent dans le texte que par incises. Quant au pituiteux, il n’en est quasiment pas question.
Sur cette époque, pourtant décisive, Casanova ne s’attarde pas. Elle est ce contre quoi, ou plutôt hors de quoi, il s’est constitué. Affaibli par de perpétuels saignements de nez, la bouche ouverte, l’air idiot, Giacomo dépérit. On peut parier que ses frères et sœurs plus jeunes se moquent de lui. Ses parents ne lui parlent pas, persuadés qu’il va bientôt mourir.

La sorcière de Murano

Et l’enfant, en effet, se meurt, tué par cette indifférence. Cercle fatal dont il n’aurait pu s’échapper sans sa « bonne grand-mère », personnage d’amour et de foi en les pouvoirs surnaturels de la sorcellerie comme de la religion. Elle le conduit chez une sorcière de Murano. Il a exactement huit ans et quatre mois.

La nature
La nature |

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« Descendant de gondole, nous entrons dans un taudis, où nous trouvons une vieille femme assise sur un grabat, tenant entre ses bras un chat noir, et en ayant cinq ou six autres autour d’elle. C’était une sorcière. Les deux vieilles femmes tinrent entre elles un long discours dont j’ai dû être le sujet. À la fin de leur dialogue en langue fourlane, la sorcière, après avoir reçu de ma grand-mère un ducat d’argent, ouvrit une caisse, me prit entre ses bras, m’y mit dedans, et m’y enferma, me disant de n’avoir pas peur. C’était le moyen de me la faire avoir, si j’avais eu un peu d’esprit; mais j’étais hébété. Je me tenais tranquille, tenant mon mouchoir au nez parce que je saignais, très indifférent au vacarme que j’entendais faire au-dehors. J’entendais rire, pleurer tour à tour, crier, chanter, frapper sur la caisse. Tout cela m’était égal. On me tira enfin dehors, mon sang s’étanche. Cette femme extraordinaire, après m’avoir fait cent caresses, me déshabille, me met sur le lit, brûle des drogues, en ramasse la fumée dans un drap, m’y emmaillote, me récite des conjurations, me démaillote après, et me donne à manger cinq dragées très agréables au goût. Elle me frotte tout de suite les tempes, et la nuque avec un onguent qui exhalait une odeur suave, et elle me rhabille. Elle me dit que mon hémorragie irait toujours en décadence, pourvu que je ne rendisse compte à personne de ce qu’elle m’avait fait pour me guérir, et elle m’intime au contraire toute la perte de mon sang et la mort, si j’osais révéler à quelqu’un ses mystères2. »

L’enfant n’est pas guéri, mais il va mieux (il sera définitivement guéri par sa dure épreuve d’une faim « canine » au pensionnat). Mais, surtout, la scène avec la sorcière lui fait découvrir le premier principe à l’œuvre dans cet extraordinaire roman d’apprentissage qu’est Histoire de ma vie : il existe de l’irrationnel et il importe de savoir jouer avec.

L’observation du mouvement

L’éveil de sa raison, huit mois plus tard, en avril 1734, a pour cadre le burchiello (barque faisant le trajet, sur le canal de la Brenta, entre Venise et Padoue) qui le mène à Padoue, et pour motif l’interprétation du mouvement. Ayant compris que ce ne sont pas les arbres qui bougent mais lui, Giacomo en déduit que c’est peut-être pareil avec le soleil : il est fixe, et c’est nous qui nous déplaçons ! L’enfant, plein de fierté, confie sa trouvaille à sa mère. Elle lui répond par des sarcasmes. Au bord des larmes, prêt à sombrer, il est sauvé par l’approbation du poète et célèbre libertin Giorgio Baffo. Celui-ci le complimente et l’exhorte à faire confiance à son entendement. C’est pour l’enfant la découverte d’un second principe fondamental : il existe du rationnel et il est passionnant de développer ses facultés intellectuelles.

Il brille d’une lumière fertile
Il brille d’une lumière fertile |

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Casanova est né à la vie par la magie de l’amour et à la raison par le plaisir et l’observation du mouvement. Dans les deux cas, il n’a pas eu besoin de sa mère. Il est né de lui-même avec l’aide d’une grand-mère sorcière et d’un poète érotique. Les épisodes de Murano et du burchiello illustrent à merveille le talent de Casanova à condenser en scènes fortes et personnages significatifs des éléments d’expériences disséminés en de multiples rencontres et situations. En elles-mêmes, ces données n’ont souvent rien de rare ; c’est le passage par le tamis d’une mémoire créatrice qui leur confère éclat et vérité – non la vérité factuelle du vécu, mais la force d’inscription d’un imaginaire neuf grâce auquel on déchiffre autrement le monde qui nous entoure et les événements de notre propre vie.

Le bureau typographique
Le bureau typographique |

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Casanova a sauté hors de son enfance à pieds joints, comme d’une case maudite. Il fera de même à chaque fois qu’il se verra prisonnier du malheur, ou de sa menace. À l’age de quarante-deux ans, prêt à s’enfoncer dans le deuil que lui cause la fin tragique d’une amante, il s’arrache aux griffes du chagrin : « Quand je fus seul, j’ai vu que si je n’oubliais pas Charlotte j’étais un homme perdu »3.

« Le beau moment de partir »

Berline montée sur quatre coins de ressorts à la dalème
Berline montée sur quatre coins de ressorts à la dalème |

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Le tempérament pituiteux était dû, selon la théorie des humeurs, à un excès de liquide phlegmatique dans le sang. Au sortir de la non-vie de l’enfance, Casanova opte pour le sperme contre le phlegme et s’embarque pour une existence mouvementée. Il écrit à propos de son départ de Venise, à l’orée de sa jeunesse, envisageant de réussir sur « le grand trottoir de l’église » : « Je suis parti avec la joie dans l’âme sans rien regretter4 ». Cette déclaration vaut pour chacun de ses départs au fil de sa carrière d’aventurier. Il a un talent spectaculaire de l’arrivée, ou de l’entrée en scène, et un art aussi sûr, quoique, par définition, beaucoup plus discret, de l’éclipse. « J’ai pris le beau moment de partir », écrit-il de son départ de Naples, une ville qui toujours lui a porté chance.
Au cours de la trentaine d’années qui suivent, Casanova n’arrête pas de bouger. Tous les moyens de transport lui sont bons. Rome, Constantinople, Corfou, Venise, Paris, Amsterdam, Dresde, Vienne, la Suisse, Londres, Moscou, Saint-Pétersbourg, la Pologne, Prague, Paris, Madrid, le Sud de la France, Florence, Naples, Rome, Trieste… Il saute d’une berline à une chaise à porteur, d’une galère à une gondole, d’un vis-à-vis à une dormeuse.

Amsterdam : la maison des Orphelins et le pont de l’Amstel
Amsterdam : la maison des Orphelins et le pont de l’Amstel |

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Saint-Pétersbourg : L’ancien Palais d’hiver et le canal qui joint la Moika avec la Neva
Saint-Pétersbourg : L’ancien Palais d’hiver et le canal qui joint la Moika avec la Neva |

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La belle espérance

Pendant longtemps, bien qu’incertain sur son avenir (homme d’église, militaire… ?), Casanova trouve motif à partir dans la conviction de sa vocation. Laquelle ? C’est précisément parce qu’il l’ignore qu’il ne peut se satisfaire de solutions médiocres. Il ne doute pas que, quelque part, une destinée magnifique l’attend. Il refuse les liaisons durables.

Constantinople : Ville de Romanie et capitale de l’Empire des Turcs
Constantinople : Ville de Romanie et capitale de l’Empire des Turcs |

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Ainsi, lorsque la cantatrice Thérèse Imer lui propose de l’accompagner, il n’a pas de mal à refuser : « La réflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allais renoncer à tout espoir de la grande fortune pour laquelle il me paraissait d’être né5 » balaie toute autre considération. De même, quand le Turc Jossouf lui offre la main de sa fille, Casanova n’est pas tenté une seconde : « Je ne pouvais me résoudre à renoncer à la belle espérance de devenir célèbre au milieu des nations polies, soit dans les beaux-arts, soit dans la littérature, ou dans tout autre état6 ». Casanova vit dans le pressentiment du bonheur. Le beau moment de partir ne fait qu’un avec la belle espérance. Et même lorsque ses départs sont précipités, et davantage de l’ordre de la prudence ou de la nécessité que de l’envie de voyager, ils comportent toujours un « beau moment », car le mouvement, à l’origine de sa conscience du plaisir de penser, est indispensable à son goût du spectacle comme à l’intensité de ses émotions. Il est le ressort de son système.

Marseille : L’Hôtel-de-Ville, du côté du Vieux-Port
Marseille : L’Hôtel-de-Ville, du côté du Vieux-Port |

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Chercher fortune

À chaque ville nouvelle, tout recommence. Ce qui ne veut pas dire qu’Histoire de ma vie doive se lire comme un immense récit de voyages. Sur tous ces pays, ces villes traversés, ces longs chemins à parcourir, on n’apprend à peu près rien de leurs caractéristiques, de leur situation géographique ou de leurs attraits. On sait, en revanche, qui peut vous recevoir et, à l’occasion, vous protéger, quelles autres personnes sont bonnes à fréquenter à condition d’être vigilant – savoir d’une charmante inactualité ! Casanova cherche fortune, au double sens de chance et de richesse. Une ville est un décor. Seule compte la société – et ce qu’on peut en tirer.



Banquiers indélicats sous surveillance
Banquiers indélicats sous surveillance
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L’aventurier ne peut rester longtemps au même endroit car il reproduit partout le même scénario : impressionner la noblesse, se faire accepter, être présenté à la cour (de part et d’autre, le besoin est réciproque : les aventuriers ont besoin des puissants pour ne pas mourir de faim ; les puissants, des aventuriers pour ne pas mourir d’ennui). Et fort de tels appuis, avoir le champ libre pour jouer avec un maximum de risques tout en utilisant, si possible, ses talents de charlatan. Et l’amour dans tout cela ? L’amour, dit Casanova, est un « enchantement ». Il est le philtre qui transforme l’excitation du voyage en ivresse de jouir.

La vie immobile

Lorsque Casanova, à l’age de soixante ans, accepte la proposition du comte de Waldstein de devenir bibliothécaire dans son château de Dux, en Bohême, il a certainement le sentiment de mettre ainsi fin aux vagabondages qui nourrissent sa joie de vivre. Cependant, une voix en lui n’a pas de mal à le convaincre de la justesse de son choix. D’abord, parce que, grâce à la protection du comte, il est désormais soustrait aux soucis matériels et à l’angoisse de trouver de l’argent.

Cabinet de la bibliothèque Sainte Geneviève
Cabinet de la bibliothèque Sainte Geneviève |

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Le jeu reste une solution, mais parmi d’autres expédients, lesquels se font de plus en plus rares au fur et à mesure que s’éloigne la jeunesse ; ensuite, parce que cette offre d’hospitalité au milieu des livres s’accorde parfaitement au projet d’écriture qu’il n’a jamais perdu de vue à travers les mille épisodes et rebondissements de son existence hasardeuse. Un désir d’écrire dont Histoire de ma vie est la réalisation la plus monumentale et achevée, mais qui n’a cessé de prendre des formes aussi diverses qu’est étendu son champ de curiosité, qu’il s’agisse du roman, du dialogue philosophique, du théâtre, ou de l’insert pour les mathématiques et les questions de politique.

De la position du corps pour écrire…
De la position du corps pour écrire… |

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Au niveau le plus superficiel et réactif, les années de Dux (1785-1798) se situent pour Casanova bibliothécaire sous le signe de la frustration et de la rage. Dans ce lieu isolé, les jours se succèdent, monotones. Le vieil homme se plaint de devoir chercher la nouveauté dans la seule lecture des gazettes. Le château ne s’anime qu’aux passages du comte de Waldstein. Mais il ne passe pas souvent et parfois disparaît des mois sans donner de signe de vie. Entre-temps, Casanova, en proie à sa profonde hostilité pour la langue allemande et sa culture, se débat en querelles et avanies. Il déteste les serviteurs du château, qui le lui rendent bien.
De part et d’autre, c’est une guerre quotidienne – minable, à l’usure. Casanova pose en principes de survie son goût fanatique pour la cuisine italienne et l’obligation de respecter son cabinet de travail et ses manuscrits. Pour les deux il doit batailler sans arrêt. Les domestiques s’amusent à le priver de la délectation d’un plat de macaroni. La femme de chambre, confondant feuilles écrites et papier sale, par conséquent bon à mettre à la poubelle, jette tranquillement des pages d’Histoire de ma vie. Tandis que le maître d’hôtel Feltkirchner s’ingénie à multiplier humiliations et persécutions.

Intérieur d’une bibliothèque
Intérieur d’une bibliothèque |

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Il faut imaginer le ciel bas, le froid, la boue et la neige dans l’unique rue du village, l’absence de société, les soirées interminables, les moqueries et mesquineries de la domesticité et des villageois. Sans oublier le pire : le corps qui se dégrade, les progrès de la vieillesse. Dux devrait donc être associé à une vision de tristesse et de décadence ? Oui, si l’on ne mentionne pas l’essentiel, à savoir que ces treize années de retrait du monde, de sa brillance, de ses innombrables occasions de coups de théâtre et de dénouements imprévus, furent la condition de son immersion absolue dans la vie de l’écriture – vie autre, secrète, et en regard de laquelle l’enfermement (qu’il soit volontaire, infligé par la maladie comme dans le cas de Proust, imposé en châtiment comme pour Sade à Vincennes et à la Bastille, Jean Genet, ou Victor Hugo exilé) a aussi, et paradoxalement, la signification d’une chance. De Dux, certes, il multiplie les plaintes. Mais il avoue dans une lettre à son ami Opiz : « J’écris treize heures par jour, qui me passent comme treize minutes », ou bien : « J’écris du matin au soir et je peux vous assurer que j’écris même en dormant, car je rêve toujours d’écrire. »

Notes

  1. Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 5. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
  2. Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 16-18. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
  3. Casanova, Histoire de ma vie, t. III, p. 564. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
  4. Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 135. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
  5. Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 264. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.
  6. Casanova, Histoire de ma vie, t. I, p. 297. Paris : Robert Laffont, "Bouquins", 2006.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « Casanova. La passion de la liberté » présentée à la Bibliothèque nationale de France en 2011.

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