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Les rapports entre texte et image dans la peinture chinoise

Sariputra et les Six Maîtres d’erreur
Sariputra et les Six Maîtres d’erreur

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
L’encre, le papier, le pinceau : tels sont les outils du peintre et du calligraphe en Chine. Unis par la matière et par le geste, textes et images sont également intîmement liés dans les productions artistiques.

Sûtra des dix rois de l’enfer
Sûtra des dix rois de l’enfer |

Bibliothèque nationale de France

Dans les manuscrits de Dunhuang, l’image sainte qui orne les frontispices sanctifie le rouleau du sûtra ou constitue un support de méditation, l’illustration technique supplée au texte pour l’éclairer, l’iconographie religieuse s’impose en occupant la moitié supérieure voire même l’intégralité du rouleau afin de renforcer le propos par un impact visuel.
À partir des Ming, une nouvelle relation s’établit entre le texte et l’image qui marque une évolution dans la nature du lien qui les unit et va de pair avec le développement de l’édition d’art. L’association des trois disciplines que pratiquaient les lettrés : poésie, calligraphie et peinture, crée un idéal culturel qui se matérialise dans les albums. La peinture y est envisagée comme une poésie sans paroles, les vers calligraphiés comme une peinture non illustrée. Là où le texte s’avère impuissant à rendre le sens, l’illustration prend la relève ; là où l’image ne peut tout exprimer, le texte vient à son aide, est-il dit dans les Vues remarquables du mont Wu.

Vues remarquables du mont Wu
Vues remarquables du mont Wu |

Bibliothèque nationale de France

Cette attitude est déjà perceptible chez Wang Wei, au 8e siècle. Plusieurs empereurs Qing reprennent à leur compte ces traditions et jouent eux aussi aux fins lettrés en réalisant des ouvrages mêlant poésie, calligraphie et peinture. Ils manifestent aussi leur compétence artistique dans nombre de préfaces de publications officielles qui conservent la trace autographe de leur écriture. L’empreinte impériale, diffusée par la xylographie, renforce la puissance du message culturel ou politique implicite.

Des images mobiles

Le Jardin de Wang Wei
Le Jardin de Wang Wei |

Bibliothèque nationale de France

En consultant ces albums illustrés, il convient de s’interroger quant à la nature du regard porté par les Chinois sur la matière illustrée, pour tenter de comprendre quand et comment les images furent appréciées, et ce qu’un lecteur en attendait, de réalisme ou de poésie. La contemplation de l’image est généralement temporaire, la peinture étant sur un support mobile, le plaisir se situe dans la découverte progressive qui peut nécessiter une préparation quasi religieuse. L’éminent artiste Dong Qichang (1555-1636) raconte qu’il n’avait jamais encore eu l’occasion d’admirer une œuvre authentique de Wang Wei, un artiste aussi important selon lui pour l’histoire de la peinture que Wang Xizhi pour la calligraphie. Lorsqu’il eut enfin entre les mains l’un des précieux rouleaux, il attendit trois jours avant de l’ouvrir, prenant auparavant le temps de calmer ses émotions, puis il ferma sa porte, fit brûler de l’encens et chassa toute autre pensée de son esprit.

Tableaux des Seize Arhat
Tableaux des Seize Arhat |

Bibliothèque nationale de France

Les manuscrits de l’Europe médiévale, jusqu’à une époque avancée, enfermaient de véritables peintures mais depuis fort longtemps déjà ce sont des tableaux sur toiles fixées sur de lourds châssis de bois et accrochés aux murs de manière quasi permanente qui représentent la forme picturale majeure. Celle-ci est inconnue dans la Chine traditionnelle où l’exposition des œuvres ne se pratique qu’à titre occasionnel et pour une durée limitée. Les peintures se présentent en formats vertical, horizontal ou en album. Les images en hauteur sont parfois suspendues par paire, par groupe de quatre voire de six, ou forment exceptionnellement des ensembles plus nombreux comme le groupe des seize arhat. Cependant, la peinture se regarde souvent à plat qu’il s’agisse de dérouler un rouleau horizontalement ou de feuilleter les pages d’un album. Cette consultation ne peut être qu’individuelle ou partagée avec quelques amis privilégiés.

Le déroulement du rouleau

Pierres à encres
Pierres à encres |

Bibliothèque nationale de France

Des raisons pratiques ont poussé à renoncer au rouleau, abandonné pour la copie des textes. Cependant, ce format perdure dans la peinture où il est recherché par les esthètes pour qui la lenteur nécessaire à l’acte de déroulement est un atout qui en augmente la jouissance. Le temps « perdu » pour le lecteur cherchant un passage précis qui préférera le format efficace du codex est justement celui dont joue le peintre de rouleaux pour organiser une mise en espace comme on peut le constater sur les rouleaux de la réunion au Pavillon des orchidées, et de la villa de Wang Wei. Le rouleau qui préserve une très ancienne forme du livre induit, en quelque sorte, de pratiquer une lecture de l’œuvre peinte.

Sûtra du lotus de la Bonne Loi
Sûtra du lotus de la Bonne Loi |

Bibliothèque nationale de France

« Dès l’abord, écrit Ryckmans, la présentation matérielle de la peinture chinoise est déjà révélatrice de cette nature littéraire. […] La peinture chinoise, elle, est montée en rouleau, ce qui historiquement la rattache à la famille du livre ; et d’ailleurs elle relève bien de la chose écrite, comme le langage lui-même l’atteste : “peindre une peinture” (hua hua) est une expression vulgaire à laquelle les lettrés préfèrent substituer celle d’“écrire une peinture” (xie hua). Les instruments nécessaires à l’écrivain – papier, encre et pinceau – suffisent au peintre. Le montage lui-même […] ne permet d’exposer l’œuvre que pour le temps d’une lecture active et consciente […]. » Les frontières entre les genres s’estompent parfois puisque la peinture de la célébration de l’anniversaire de l’empereur Kangxi conçue en rouleau fut imprimée en fascicules.

Première série des cérémonies du soixantième anniversaire de l’empereur Kangxi
Première série des cérémonies du soixantième anniversaire de l’empereur Kangxi |

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Déroulement du temps et conventions de perspective

Jardins chinois contenant les onze principales maisons de l’Empereur de Chine
Jardins chinois contenant les onze principales maisons de l’Empereur de Chine |

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La perspective occidentale, si elle approfondit le champ de vision, installe le spectateur dans une position fixe et emploie tous les artifices pour qu’il bénéficie de la meilleure vue, la plus semblable au réel. Le format du rouleau introduit une dynamique, et provoque une suite d’expériences. La vision chinoise n’est donc pas celle d’un objectif d’appareil photo mais s’apparente à celle de la caméra. Le rouleau calligraphique indique un chemin obligé en suivant les colonnes depuis le haut à droite jusqu’en bas à gauche. Il oblige le lecteur attentif à refaire mentalement le même parcours que l’artiste, avec qui il peut ainsi partager une même émotion. Tout comme l’écriture, la peinture est un art du mouvement et la mobilité semble être le maître mot qui caractérise cette iconographie aux angles de vue multiples. Ces derniers forcent à pénétrer dans l’image et à circuler plutôt qu’à rester statique et extérieur aux scènes qui s’y déroulent. Ils obligent à déambuler tout comme l’œil chemine dans une calligraphie. Dès lors qu’il s’agit d’un parcours, comme dans le Sûtra des dix rois, ou d’une succession temporelle comme dans le Combat magique, ou des deux, comme c’est le cas lors de la procession dans Pékin, la multiplicité des points de vue devient nécessaire et naturelle.

Sariputra et les Six Maîtres d’erreur
Sariputra et les Six Maîtres d’erreur |

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La non-représentation de la troisième dimension est également un élément perturbant dans la peinture chinoise puisque les bâtiments sont montrés en perspective isométrique, c’est-à-dire que les lignes parallèles restent de vraies parallèles équidistantes. Or, en déroulant une peinture, on crée une succession de cadres mouvants où l’effet de perspective devient plus aléatoire et secondaire. Les rouleaux horizontaux impliquent d’adopter la progression voulue par le peintre, mais autorisent plus de liberté que la calligraphie où chaque mouvement du pinceau est revécu. « […] le rouleau horizontal, écrit Ryckmans, dont la structure matérielle est absolument identique à celle du livre archaïque, n’est pas susceptible d’accrochage ; il ne peut se consulter que sur une table, dans une lecture successive, une main enroulant au fur et à mesure ce que l’autre déroule […]. L’œil est conduit au fil du rouleau dans la poursuite d’un voyage imaginaire. La composition progresse et se déroule dans le temps comme dans un poème ou comme dans une pièce de musique, ménageant les alternances de mouvements lents ou rapides, une exposition du thème en ouverture, un nœud, une conclusion. »

Sûtra des dix rois de l’enfer
Sûtra des dix rois de l’enfer |

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Vues plongeantes

Les dessins présentent généralement des vues depuis un point élevé à environ 30 degrés au-dessus de l’horizon donnant au spectateur l’impression de surplomber le paysage à mi-hauteur ; on plonge son regard vers le sol, mais les personnages et les bâtiments sont à hauteur d’œil.

Tableau commémoratif de la noble Dame Lai accueillant le palanquin impérial
Tableau commémoratif de la noble Dame Lai accueillant le palanquin impérial |

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Dans la grande peinture de paysage, ce principe permet de survoler de vastes étendues de plaine sans toutefois dominer l’ensemble puisque s’étagent, au loin, d’immenses massifs rocheux reliant la terre au ciel, qu’il faut découvrir en levant les yeux. Il n’y a pas de règle pour fixer le point d’horizon ni de limite à la quantité d’angles de vues proposés, d’autant plus nombreux et mouvants que la composition est complexe mais les illustrations sur un seul feuillet exigent aussi cette même mobilité oculaire. Alors que les critères établis dans la peinture occidentale depuis la Renaissance n’admettent pas que, lorsque nous faisons face à un bâtiment, nous puissions en même temps en voir l’intérieur, le peintre chinois nous permet de sauter allègrement les murs : il expose tout à la fois l’enceinte d’une demeure et l’intimité des cours privées.

Tableaux du labourage et du tissage : Le tavellage
Tableaux du labourage et du tissage : Le tavellage |

Bibliothèque nationale de France

Dans une société traditionnelle très cloisonnée, où les mots « intérieur » et « extérieur » avaient une importance sociale, politique et philosophique, où les maisons patrimoniales se trouvaient protégées par de hauts murs et un écran qui bouchait la vue de l’entrée, où une grande partie de la population, en l’occurrence les femmes sauf celles de condition modeste, n’était pas autorisée à sortir, l’immixtion à la limite du voyeurisme, qu’autorise cette convention picturale qui n’a rien d’une naïveté, pouvait avoir, pour le public, quelque chose de piquant et de fascinant.

L’aménagement du vide

Dessins et calligraphies dosent savamment les pleins et les vides. Cette alternance essentielle, ménageant des espaces vierges qui imposent une respiration, incite à circuler dans la page, qu’il s’agisse de texte, de peinture ou de dessin. Le contraste entre l’encre et le papier, l’opposition des noirs et des blancs souligne et augmente cet effet. Par convention, les trouées mystérieuses de ces champs non remplis suggèrent les eaux – des lacs ou des rivières – et les brumes insondables.

Le modèle érémitique
Le modèle érémitique |

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Édition critique de La Pérégrination vers l’ouest
Édition critique de La Pérégrination vers l’ouest |

Bibliothèque nationale de France

Un peintre de la fin du 18e siècle, Fan Ji, proposait la mise au point suivante : « Dans la peinture, on fait grand cas de la notion de Vide-Plein. C’est par le Vide que le Plein parvient à manifester sa vraie plénitude. Cependant, que de malentendus qu’il convient de dissiper ! On croit en général qu’il suffit de ménager beaucoup d’espace non-peint pour créer du vide. Quel intérêt présente ce vide s’il s’agit d’un espace inerte ? Il faut en quelque sorte que le Vide soit plus pleinement habité que le Plein. Car c’est lui qui, sous forme de fumées, de brumes, de nuages ou de souffles invisibles, porte toutes choses, les entraînant dans le processus de secrètes mutations. Loin de “diluer” l’espace, il confère au tableau cette unité où toutes choses respirent comme dans une structure organique. Le Vide n’est donc point extérieur au Plein, encore moins s’oppose-t-il à celui-ci. L’art suprême consiste à introduire du Vide au sens même du Plein, qu’il s’agisse d’un simple trait ou de l’ensemble. Il est dit : “Tout trait doit être précédé et prolongé par l’esprit.” Dans un tableau mû par le vrai Vide, à l’intérieur de chaque trait, entre les traits, et jusqu’en plein cœur de l’ensemble le plus dense, le souffle-esprit peut et doit librement circuler. »

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l’exposition « Chine, l’Empire du trait » présentée à la Bibliothèque nationale de France en 2004. 

Lien permanent

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