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« [...] Dès notre départ
de Paris, Dunhuang avait été fixé comme une des grandes étapes
de notre voyage. Par Prjevalski, Kreitner, Bonin, on savait
qu'il y avait là, à 20 kilomètres environ au sud-est de la
ville, un groupe considérable de grottes, dites Qianfodong
ou Grottes des mille Bouddhas, aménagées à des dates jusque-là
peu précises, mais qu'on savait couvertes de peintures murales
que l'islam n'avait pas défigurées. Nous nous promettions
de consacrer à leur étude, qu'aucun archéologue n'avait encore
entreprise, tout le temps que leur importance réclamait. Vous
verrez tout à l'heure, par des photographies, que notre attente
n'a pas été déçue, et que les grottes de Dunhuang nous ont
conservé quelques uns des plus précieux monuments de l'art
chinois bouddhique entre le VIe et
le Xe siècle. Mais un autre intérêt
s'était en cours de route ajouté à cette visite.
A Urumqi, j'avais entendu parler d'une trouvaille de manuscrits
qui avait été faite dans les grottes de Dunhuang en 1900.
Le maréchal tartare m'en avait touché un mot. Le duc Lan m'avait
à son tour remis un manuscrit qui en provenait; ce manuscrit
remontait au moins au VIIIe siècle.
Par des renseignements complémentaires, j'avais pu savoir
comment cette découverte avait été faite. Un moine taoïste,
le Wang-tao, déblayant une des grandes grottes, avait par
hasard ouvert une petite grotte annexe, qu'il avait trouvée
bondée de manuscrits. Bien que notre confrère Stein fût passé
à Dunhuang peu avant nous, je conservais l'espoir de faire
encore une bonne moisson.
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Aussi, dès notre arrivée à Dunhuang je me mis en quête du
Wang-tao. Il fut facile de le joindre, et il se décida à venir
aux grottes. Il m'ouvrit enfin la niche, et brusquement je
me trouvai dans une petite grotte qui n'avait pas trois mètres
en tous sens, et était, sur deux et trois épaisseurs, bourrée
de manuscrits. Il y en avait de toutes sortes, en rouleaux
surtout, mais aussi en feuillets, des chinois, des tibétains,
des ouïgours, des sanscrits. Vous vous imaginez sans peine
quelle émotion poignante m'a saisi : j'étais en face de la
plus formidable découverte de manuscrits chinois que l'histoire
d'Extrême-Orient ait jamais eu à enregistrer. Mais ce n'était
pas tout de voir ces manuscrits, et je me demandais avec inquiétude
s'il me faudrait me contenter de jeter sur eux un coup d'oil,
pour m'en aller ensuite les mains vides, et laisser là ces
trésors voués peu à peu à la destruction. Heureusement le
Wang-tao était illettré et appartenait à la catégorie des
moines bâtisseurs. Pour construire des pagodes, il lui fallait
de l'argent. Bien vite, je dus renoncer cependant à tout acquérir:
le Wang-tao craignait d'ameuter le pays. Alors, je m'accroupis
dans la grotte, et fiévreusement, pendant trois semaines,
je fis l'inventaire de la bibliothèque.
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Sur les 15 000 rouleaux qui me sont ainsi passés par les
mains, je pris tout ce qui, par sa date ou son contenu, offrait
un intérêt primordial, un tiers de l'ensemble environ. Dans
ce tiers, j'avais mis tous les textes en écriture brahmi ou
ouïgoure, beaucoup de tibétain, mais surtout du chinois. Il
y a là pour la sinologie des richesses inappréciables : beaucoup
de bouddhisme sans doute, mais aussi de l'histoire, de la
géographie, des philosophes, des classiques, de la littérature
proprement dite et encore des actes de toutes sortes, des
baux, des comptes, des notes prises au jour le jour. Et tout
cela était antérieur au XIe siècle.
En l'an 1035, des envahisseurs étaient venus de l'est, et
hâtivement, les moines avaient empilé livres et peintures
dans une cachette dont ils avaient muré, crépi, orné l'ouverture.
Massacrés ou que pendant huit ans nul érudit n'était passé
par là pour examiner ces documents et en reconnaître l'importance.
Cette importance, messieurs, je n'exagère pas en disant qu'elle
est pour nous capitale. Les anciens manuscrits chinois étaient
très rares en Chine, et il n'y en avait aucun en Europe. De
plus, nous ne pouvions travailler que sur des livres, jamais
sur des documents qui n'eussent pas été expressément rédigés
en vue de la publicité. Pour la première fois, les sinologues
pourront, à l'initiation des historiens de l'Europe, travailler
sur des archives. Enfin, dans une grotte, il y avait autre
chose: des peintures sur soie et sur chanvre, contemporaines
des manuscrits, et qui vont se placer en tête de la série
jusque-là assez pauvre que possédait le Louvre, enfin, quelques
imprimés, des imprimés xylographiques du Xe
et même du VIIIe siècle, antérieurs
à Gutenberg de cinq à sept siècles, les premiers imprimés
qui soient connus dans le monde. En mai 1908, l'étude des
grottes achevée, nous quittions Dunhuang.
Pour résumer notre œuvre, M. Nouette rapporte plusieurs milliers
de clichés dont vous avez pu apprécier ce soir l'intérêt documentaire.
Le Dr Vaillant a levé près de 2 000 kilomètres d'itinéraires,
reliés par environ 25 points astronomiques, et, des calculs
déjà effectués, il résulte que nous aboutirons pour ces points
à une approximation de 400 mètres en latitude, 1 kilomètre
en longitude ; on ne peut exiger davantage, dans les conditions
où nous travaillions Des échantillons géologiques, un herbier
de 800 plantes, 200 oiseaux, des mammifères, de nombreux insectes,
des crânes et des mensurations constituent les collections
d'histoire naturelle. Pour nos peintures, nos bois sculptés,
nos bronzes, nos céramiques, les conservateurs du Louvre songent
à aménager une salle entière. Enfin nous rapportons à la Bibliothèque
Nationale une bibliothèque d'imprimés chinois comme il n'y
en avait pas en Europe, et une collection de manuscrits chinois
qui n'a pas d'équivalent même en Chine. »
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