La date de la création

   

La Physique sacrée
de Scheuchzer

La physique sacrée
de Scheuchzer
Aucun des mythes fondateurs ne nous renseigne sur l’âge précis de l’Univers. L’idée même de chiffrer l’histoire du monde semble étrangère aux anciennes mentalités. La notion d’origine traduit plutôt une volonté de séparer deux ordres de réalité : le chaos indifférencié et le cosmos ordonné. C’est la vision linéaire du temps adoptée par l’Occident judéo-chrétien qui suscitera les premières interrogations, et d’Eusèbe à l’archevêque Ussher, de Kepler à Newton, les penseurs les plus éminents de la théologie et de la science occidentales vont s’interroger sur la date de la Création.
Dans leur très grande majorité, les analystes du récit biblique situent la date de la Création, en chiffres ronds, à 4 000 ans avant l’ère chrétienne. Le raisonnement le plus couramment suivi consiste à compter le nombre des générations qui se sont succédé depuis Adam jusqu’à Jésus. Luc l’Évangéliste et d’autres exégètes à sa suite en dénombrent soixante-quinze, ce qui, à raison d’environ un demi-siècle par génération, permet bien d’avancer le chiffre de 4 000 ans. Ces évaluations seront admises jusqu’au XVIIIe siècle – même si Ronsard, en 1555, conclut ainsi son Hymne du ciel : "Bref, te voyant si beau, je ne saurais penser / Que quatre ou cinq mille ans te puissent commencer."
     
Peu à peu, les estimations s’affinent. Dans son traité sur la chronologie publié en 1650, Annales de l’Ancien Testament, retracées depuis l’origine du monde, James Ussher, archevêque d’Armagh et primat d’Irlande, entreprend de déterminer avec précision les dates des grands événements bibliques grâce à des recoupements entre textes historiques et sacrés, et cycles astronomiques. Ses calculs aboutissent ainsi à assigner au premier jour de la Création la date du 23 octobre 4004 av. J.-C. (à midi), tandis qu’Adam et Ève sont chassés du paradis le lundi 19 novembre, que l’arche de Noé s’échoue au sommet du mont Ararat le 5 mai 1491 av. J.-C., etc.
Ces considérations sont incorporées dans une nouvelle version de la Bible parue en 1701, mais elles sont bientôt remises en cause par plusieurs découvertes archéologiques : 4000 ans avant notre ère, vivaient depuis longtemps déjà des peuples hautement civilisés. La date de la création du monde, nécessairement antérieure à l’apparition de l’espèce humaine, doit donc être reculée en des temps plus lointains.
     
L’âge de la Terre

Au XVIIIe siècle, la reconstitution rationnelle du passé est encore trop balbutiante pour proposer une date de création du monde non conforme à l’interprétation traditionnelle de la Genèse. Benoît de Maillet et Buffon sont les premiers à remettre sérieusement en question la chronologie diluvienne. Le premier soutient dans Telliamed que la Terre est âgée de plusieurs millions d’années. Observateur méticuleux de la nature, et méditant sur l’origine des formes animales, il est conduit à l’idée de transformation des espèces, puis à une théorie de l’évolution qui anticipe les idées modernes. Pressentant une vive opposition de la part des théologiens orthodoxes, Maillet prend ses précautions en baptisant son essai de l’anagramme de son propre nom, Telliamed, et en lui donnant la forme d’une rêverie. Malgré ces précautions, les autorités ecclésiastiques le dénoncent comme franc-maçon, et le livre, imprimé en 1735, ne sera publié qu’en 1748, trois ans après la mort de son auteur qui passera pratiquement aux oubliettes de l’histoire.

     

La formation des
planètes selon Buffon

De son côté, Buffon n’ose reculer aussi loin que Maillet dans ses spéculations, mais dans sa Théorie de la Terre (1749) il apporte certaines preuves expérimentales à l’appui d’une Terre âgée : ayant mesuré le temps de refroidissement de boulets portés au rouge, il en déduit que notre globe terrestre doit dater de 74 832 ans. Buffon n’a pas d’autre intention que d’énoncer de simples vérités géologiques, mais la faculté de la Sorbonne le force à publier une rétraction des plus humiliantes.
Malgré tout, Buffon aura ouvert la voie : le XIXe siècle voit l’allongement progressif de l’âge de la Terre et, plus généralement encore, du système solaire, grâce à des raisonnements fondés sur la discipline naissante de la thermodynamique, combinés à des découvertes astronomiques, géologiques et paléontologiques. Jusqu’alors, l’histoire humaine recouvrait celle de la Terre, conçue pour l’abriter. Désormais, elle ne représentera plus qu’un clin d’œil dans cette immense durée, et il deviendra de plus en plus difficile de concevoir la vie humaine comme la raison d’être de la Terre et la pièce maîtresse de l’œuvre divine.
Aujourd’hui, les modèles de big bang fournissent un certain "âge" de l’Univers, plus précisément une certaine durée de l’évolution cosmique. Du point de vue purement chronologique, le compteur "temps" ne démarre qu’à partir du moment où l'univers entre en expansion et la physique devient intelligible. On définit donc l’"âge" de l’Univers comme la durée écoulée depuis ce temps de Planck jusqu’à aujourd’hui. Sa valeur approchée, de 15 milliards d’années, se déduit du taux d’expansion de l’Univers, c’est-à-dire de la vitesse à laquelle les galaxies s’éloignent les unes des autres. Les scientifiques ignorant la valeur exacte de ce taux d’expansion, l’âge de l’Univers n’est évalué que dans une fourchette de valeurs comprise entre 10 et 20 milliards d’années. Ce qu’il est important de souligner, c’est que cet âge "théorique", calculé à partir des modèles de big bang, coïncide avec les âges des plus vieux objets dans l’Univers – étoiles et amas d’étoiles –, mesurés de manière totalement indépendante. Le contraire eût sonné le glas des modèles de big bang !
Si l’âge de l’Univers est imprécis, en revanche la succession chronologique des événements (découplement des interactions fondamentales, apparition des particules élémentaires, formation des étoiles…) est solidement établie, avec une précision parfois stupéfiante. Aux très hautes températures, les processus se déroulent très rapidement et le premier millionième de seconde après le temps de Planck voit se dérouler presque "autant" d’événements physiques que le milliard d’années suivant. Une imprécision de quelques millions d’années sur la durée de vie d’une étoile revêt ainsi moins d’importance qu’une imprécision de quelques milliardièmes de seconde sur le temps de vie d’une particule élémentaire