La morale de l'histoire
Qu’elle soit énoncée (Perrault, Mme d’Aulnoy) ou non (Grimm, Andersen), la morale pose la problématique du conte et résume son enseignement. Quelles leçons faut-il en tirer ?
   
    De quoi parlent les contes ?
Les contes de fées parlent de la quête de l’amour et de la richesse, du pouvoir et des privilèges qui l’accompagnent, et surtout du chemin qui permet de sortir de la forêt et de retrouver la sécurité et la quiétude du foyer. Ramenant les mythes sur terre et leur imprimant un tour humain plutôt qu’héroïque, ils donnent un caractère familier aux histoires conservées dans les archives de notre imaginaire collectif. Qu’on pense au Petit Poucet, image en miniature de David tuant Goliath, d’Ulysse aveuglant le Cyclope, de Siegfried terrassant Fafner. Les contes de fées nous entraînent dans une réalité familière au double sens du terme — à la fois profondément intime et centrée, non pas sur les enjeux du monde en général, mais sur la famille et ses conflits.
   
 
  A qui s’adressent les contes ?
L’ambiguïté du public destinataire du conte de fées littéraire est au cœur de l’œuvre de Perrault : morales adultes, préfaces à visées éducatives, œuvres réputées pour enfants. Un siècle plus tard, les frères rassemblent des récits clairement enracinés dans l’univers des adultes, si l’on considère les préoccupations et les ambitions des principaux personnages. La Belle au Bois Dormant, dans le conte de Perrault, se conduit peut-être comme une enfant étourdie et désobéissante lorsqu’elle se saisit de la quenouille qui va la plonger dans un profond sommeil, mais ses véritables ennuis commencent lorsqu’une marâtre jalouse entend se la faire servir "à la sauce Robert". Riquet à la houppe nous enseigne que l’amour transfigure l’être aimé et que la noblesse de caractère l’emporte sur la beauté physique. Barbe-Bleue, avec sa chambre interdite où sont enfermés les cadavres d’anciennes épouses, traite de la loyauté, de la fidélité et de la trahison conjugales, et montre que le mariage est hanté par la menace du meurtre. Raiponce s’attache aux dangereuses envies d’une femme enceinte et montre qu’il est vain de vouloir protéger la vertu d’une fille en l’enfermant dans une tour.
Si les post-adolescents sont avides de contes qui explorent les rituels de séduction et les affaires conjugales, les enfants sont plutôt attirés par ceux qui éclairent leurs propres faiblesses. La peur d’avoir faim, l’angoisse de la séparation, les terreurs nocturnes, la hantise d’être abandonné et dévoré : tels sont les grands enjeux de leur existence. Contrairement au conte de fées classique dont le cheminement va de la désintégration d’une famille sérieusement perturbée à la fondation d’une nouvelle union baignant dans la félicité, les contes de fées pour enfants ramènent leurs héros et leurs héroïnes chez eux, éliminant le plus souvent le méchant parent fauteur de troubles ou présentant des parents sincèrement contrits et ivres de joie lorsque leurs enfants reviennent à la maison. Dans Hänsel et Gretel des frères Grimm, les enfants se jettent au cou de leur père, devenu veuf entre-temps. Les parents du petit Poucet se "réjouissent" de son retour et l’accueillent "à bras ouverts".
S’adressant à un public qui ne se limite pas aux enfants, le conte de fées constitue une fonction d’apprentissage.

   



Surmonter peurs et angoisses
On n’a pas encore établi que les enfants ont besoin des contes de fées pour surmonter leurs peurs et leurs angoisses. Mais Kristin Wardetsky a bien mis en évidence, dans une étude sur la réécriture des contes par les enfants, que le happy end qu’ils préfèrent est celui qui ramène même le plus méchant des méchants dans le giron familial. Vivre ensemble dans une joie perpétuelle est, à leurs yeux, la meilleure des revanches. Cendrillon de Perrault, où les deux demi-sœurs rivales sont finalement pardonnées et admises à vivre au palais, exerce certainement un attrait particulier sur les petits par sa reconstitution de la cellule familiale.
Si les enfants ont un tel besoin de sérénité, de plénitude et d’harmonie, pourquoi cette multitude d’ogres, de méchants et de monstres dans les recueils de contes de fées ? Comment expliquer cette fascination pour les géants et les gnomes, les sorcières, les croque-mitaines et les jeteuses de sort ? Et pourquoi l’enfant héros de contes de fées est-il si souvent victime de cruels parents qui n’hésitent pas à l’envoyer dans la forêt où grouillent bêtes sauvages et monstres ?
Si dans la demeure familiale, les protagonistes enfants manquent d’amour et d’attention, dans la forêt (métaphorique ou réelle), ils sont exposés à un péril encore plus grand. Un désir démesuré et une passion monstrueuse poussent leurs adversaires cannibales à les dévorer, à les faire disparaître. L’appétit des géants, des ogres et des sorcières révèle qu’un excès d’amour peut être encore plus dangereux que son contraire. Abandon et cannibalisme, telles sont les peurs jumelles auxquelles est confronté non seulement l’enfant du conte, mais aussi celui qui l’écoute, qui suit les tribulations et les épreuves du petit Poucet français, des Allemands Hänsel et Gretel ou de l’Anglaise Mollie Whuppie.
Pour certains spécialistes, les sorcières, les ogres et les géants du folklore seraient des figures parentales dont les carences éclatent au grand jour. Pour d’autres, ces prédateurs surhumains présenteraient de troublantes ressemblances avec les petits enfants. "Avec leur appétit débridé, leur insatiable tyrannie, leur désir inextinguible de gratification, les monstres qui hantent l’imaginaire populaire sont exactement comme… des bébés, de grands bébés", remarque Marina Warner. Vus sous cet angle, les contes de fées, plus que des psychodrames de la vie familiale, mettraient en scène des conflits intérieurs. Autrement dit, les démons terrifiants des contes de fées ne seraient que les alter ego de l’enfant, qui cherchent à s’exprimer dans des histoires. Les enfants sont apparemment capables de s’identifier aussi bien aux victimes qu’aux méchants, de passer sans difficulté d’une chaleureuse empathie avec le Petit Chaperon rouge à un soutien allègre au loup.
Personne n’a davantage fait pour promouvoir cette interprétation des contes de fées que le pédopsychologue Bruno Bettelheim, dont l’ouvrage, Psychanalyse des contes de fées (1976), a passionné les adultes des deux côtés de l’Atlantique.
   

Le conte, un moyen thérapeutique ?
Depuis quelques dizaines d’années, les pédopsychologues voient dans les contes de fées un formidable moyen thérapeutique susceptible d’aider enfants et adultes à résoudre leurs difficultés en réfléchissant sur les conflits incarnés dans ces histoires. Le texte devient un adjuvant permettant au lecteur de surmonter ses peurs, de s’affranchir de ses sentiments hostiles et de ses pulsions destructrices. En explorant le monde des fantasmes et de l’imagination, en allant jusqu’au bout de conflits anxiogènes, l’individu affronte ses peurs, les maîtrise et s’en libère. Plus globalement, la véritable magie du conte de fées réside dans sa capacité à transformer la souffrance en plaisir. En donnant corps aux fantasmes de notre imagination sous forme d’ogres, de sorcières, de cannibales et de géants, les contes de fées suscitent l’effroi, pour le voir aussitôt vaincu par le plaisir de sa représentation.