Les carrefours occupent-ils dans la topographie imaginaire des contes une
place privilégiée ? Les versions orales traditionnelles du Petit
Chaperon rouge pourraient le laisser penser. Elles comportent en effet
un motif que l'on retrouve, avec quelques variantes, dans toute la zone
d'extension du conte :
– Quel chemin prends-tu ? dit le loup à la petite fille. Celui des
Epingles ou celui des Aiguilles ?
[...]
Comment expliquer la durable fortune de ce motif singulier, exclu des
versions savantes mais fidèlement mémorisé par les conteurs de
tradition orale ? Cette question marque-t-elle une étape dans le
parcours de l'héroïne ? Quelles résonances éveille-t-elle dans
l'imagination populaire ?
Une aiguille, je te pique.
Envisageons d'abord l'hypothèse de Paul Delarue. La
"puérilité" du motif tient au fait qu'il utilise
l'alternative, figure privilégiée des formulettes enfantines qui donnent
souvent à choisir entre deux objets, sans révéler le lien qui les unit.
Elles naissent alors d'un simple rapprochement de syllabes ou de rimes :
préférer l'orange à la banane, c'est être un ange au lieu d'être un
âne ; vouloir coucher sur de la paille plutôt que sur de la craie,
c'est être païen et non chrétien. Parfois encore, l'alternative habille
ou dissimule un calembour :
Tu veux être couturier ou postier ?
– Couturier. –- Tu es piqué !
– Postier. – Tu es timbré !
Quant aux devinettes, elles proposent des choix métaphoriques :
entre le saute-rivière et le trace-guéret (le lièvre et le serpent),
entre le rouge dans le bois et le rouge dans le fossé (la fraise et la
vipère). Dans tous les cas, quelque chose est donné à lire et
l'alternative fonctionne comme un jeu, jeu verbal que fait naître une
ellipse, un silence, jeu gestuel aussi dont Marc Soriano a souligné
l'importance.
Or la question du loup sur le choix des chemins a ceci de particulier
qu'elle oppose des objets voisins, tous deux métalliques et pointus comme
le clou ou la punaise. Cette famille d'objets resurgit dans une formulette
pour amuser les tout-petits dont on chatouille le cou en disant :
Une aiguille, Je te pique ;
Une épingle, Je te pince ;
Une agrafe, je t'attrape.
Par ailleurs, les liens existant entre aiguille et épingle sont encore
renforcées du fait qu'elles semblent opérer dans le conte comme des
termes interchangeables : la dualité des chemins proposés masque
l'unicité de l'issue. Et la liberté de choix laissée à la fillette se
révèle illusoire puisque, quelle que soit sa réponse, le loup arrivera
premier. Le folklore des enfants n'ignore pas ces jeux de dupes, comme en
témoigne la formulette d'élimination suivante :
Aimes-tu l'or, l'argent ou le platine ?
– L'argent. – Va-t'en !
– L'or. – Sors !
– Le platine. – Débine.
Le motif paraît donc, dans sa forme et dans son esprit, parfaitement
adapté à son destinataire, à l'héroïne-enfant comme à l'enfant
lecteur ou auditeur du conte, ce qui en explique déjà la pérennité. Il
surgit cependant comme une devinette dont la réponse se dérobe. Car le
choix qu'il sous-tend demeure mystérieux.
La guerre en dentelles.
L'histoire seule devrait permettre d'expliquer la
disparition du motif dans l'adaptation de Perrault. En effet, si la
tradition orale s'inscrit dans cette dimension que Fernand Braudel a
appelée la longue durée, les Contes de ma mère l'Oye sont
enracinés dans leur siècle. Si l'aiguille et l'épingle n'y ont pas
droit de cité, c'est peut-être qu'elles renvoient à une réalité dont
il ne faut pas parler. [...]
En province, la rivalité qui oppose l'aiguille et l'épingle est
considérable. Car l'industrie de la dentelle est le théâtre d'une
guerre sans merci : celle que se livrent deux techniques, le point
fait à l'aiguille, sur le doigt, et la dentelle au fuseau, sur l'oreiller
ou le carreau, qui utilise les épingles. Cette guerre divise la France
aux plans sociologique et géographique. Si les mains calleuses des
paysannes excellent à manier épingles et fuseaux, elles ne pratiqueront
jamais le "gentil et noble art de l'aiguille" auquel les dames
s'adonnent et dont la production dans les manufactures demeure citadine.
Rivales, la dentelle aux aiguilles et la dentelle aux épingles n'en
contribuent pas moins à alimenter la folie qui s'est emparée de la
France. [...]
Pour mettre un frein à ces dépenses et à ces coupables désordres, le
pouvoir royal multiplie les édits somptuaires : trente-deux
ordonnances contre le luxe pendant le seul règne de Louis XIV, dont dix
contre le port de la dentelle. [...]
L'aiguille et l'épingle se situent toutes les deux dans un univers
féminin : celui des travaux minutieux, broderies, coutures,
dentelles, oeuvres de science et de patience, mais aussi celui de la
parure que les femmes ont depuis longtemps intériorisée comme une
nécessité. [...]
Existe-t-il une opposition diachronique entre l'aiguille associée au
domaine de la confection et l'épingle associée à celui de l'ordonnance
finale de la toilette ? Entre l'aiguille qui a cousu le chaperon et
l'épingle qui permettra de le fixer ? C'est bien ce que suggère
l'héroïne d'une version du Forez, lorsqu'elle répond au loup :
"J'aime mieux le chemin des épingles avec lesquelles on peut
s'attifer que le chemin des aiguilles avec lesquelles il faut
travailler".
Ainsi se précise le contraste entre les deux versants de la vie
féminine, celui du travail domestique et celui de la vie sociale, marqué
par la succession des semaines laborieuses et des sorties dominicales, le
"côté des aiguilles" et "le côté des épingles",
comme le dit proustiennement une version ardéchoise. De cet univers, lieu
d'apprentissage et de transmission d'un savoir spécifique, l'homme
demeurera exclu :
Needles and pins, needles and pins,
when a man marries his trouble begins.
Extrait
de Les deux chemins du Petit Chaperon rouge. Frontières du conte.
CNRS, 1982.