Robert Darnton
    Universitaire américain contemporain, historien des mentalités, Robert Darnton est spécialiste du XVIIIe siècle français.
   
 



Quelle est la morale de cette histoire ? Pour les petites filles, de toute évidence, prendre garde aux loups. Pour les historiens, elle semble leur révéler quelque chose des mentalités paysannes des temps modernes, mais quoi ? Comment essayer d’interpréter un tel texte ? La psychanalyse semble offrir une voie. Les analystes ont minutieusement disséqué les contes populaires, mettant au jour des symboles cachés, des motivations inconscientes et des mécanismes psychiques. Considérons, par exemple, l'exégèse du Petit Chaperon rouge par deux des psychanalystes les plus connus, Erich Fromm et Bruno Bettelheim.

Fromm interprète le conte comme une énigme sur l'inconscient collectif d'une société primitive et il la résout "sans difficulté" en décodant son "langage symbolique". L'histoire concerne la confrontation d'une adolescente à la sexualité adulte, explique-t-il. Son sens caché se révèle à travers son symbolisme – mais les symboles qu'il voit dans sa version sont fondés sur des détails qui n'existent pas dans celles connues des paysans du XVIIe et du XVIIIe siècles. Ainsi il accorde une grande importance au chaperon rouge (inexistant), en tant que symbole de menstruation, à la bouteille (inexistante) que porte la fillette en tant que symbole de virginité : d'où la recommandation (inexistante) de la mère à sa fille de ne pas s'écarter du chemin plat car elle risquerait de la casser sur des sentiers cahoteux. Le loup est le mâle ravisseur. Et les deux pierres (inexistantes), qui sont placées par le chasseur (inexistant) dans le ventre du loup après en avoir extrait la fillette et sa grand-mère sont le symbole de la stérilité, châtiment encouru pour avoir brisé un tabou sexuel. Ainsi, avec une étrange sensibilité pour des détails qui n'apparaissent pas dans le conte original, le psychanalyste nous entraîne dans un univers mental qui n'a jamais existé, en tout cas pas avant la naissance de la psychanalyse.
Comment est-il possible de se méprendre à ce point sur le sens d'un texte ? Le dogmatisme professionnel ne peut être mis en cause – car les psychanalystes n'ont aucune raison d'être plus rigides que les poètes dans la manipulation des symboles. C'est plutôt le refus de tenir compte de la dimension historique qui est responsable de ces erreurs.
[...]

[ Le conte ] change considérablement de caractère à la suite de ses nombreux avatars : de la paysannerie française, il passe dans l'œuvre imprimée de Perrault, puis au-delà du Rhin et de nouveau dans la tradition orale – cette fois en tant que partie intégrante de la diaspora huguenote –, puis revient sous la forme imprimée comme un produit de la forêt teutonique, alors qu'il est celui des foyers villageois de la France de l'Ancien Régime.
Fromm et une foule d'autres exégètes psychanalystes ne se soucient guère des transformations du texte – en réalité ils les ignorent –, car ils tiennent là le conte qui correspond aux besoins de leur cause. Il commence par l'idée de puberté (le chaperon rouge, inexistant dans la tradition orale française) et se termine par le triomphe du Moi (la fillette sauvée, mais généralement dévorée dans les contes français) sur le Ça (le loup, qui, lui, n'est jamais tué dans les versions traditionnelles). Tout est bien qui finit bien.
[…]

Le symbolisme généreux de Bettelheim permet une interprétation moins mécaniste du conte que ne le fait la notion de "code secret" de Fromm, mais il se fonde, lui aussi, sur quelques variantes du texte original. Bien qu'il cite assez de commentateurs de Grimm et de Perrault pour faire preuve d'une certaine connaissance du folklore, Bettelheim lit Le Petit Chaperon rouge et les autres contes comme si ils n'avaient pas d'histoire. Il les traite pour ainsi dire comme des patients allongés sur un divan à une époque intemporelle. Il ne se soucie ni de leurs origines ni des autres significations qu'ils auraient pu avoir dans d'autres contextes, parce qu'il sait comment l'âme fonctionne et comment elle a toujours fonctionné. En fait, cependant, les contes populaires sont des documents historiques. Ils ont évolué au cours des siècles et ont pris des tours différents dans des traditions culturelles différentes. Loin d'exprimer les opérations immuables de l'être intérieur, ils montrent que les mentalités elles-mêmes ont changé. Nous pouvons mesurer la distance qui sépare notre monde mental de celui de nos ancêtres en imaginant que nous racontons à un de nos enfants la version primitive du Petit Chaperon rouge. Peut-être qu'alors la morale de l'histoire serait : méfiez-vous des psychanalystes – et faites attention à l'emploi des sources. Nous en revenons alors à l'historicité.
Pas tout à fait, cependant, car Le Petit Chaperon rouge est d'une irrationalité terrifiante qui semble même déplacée au siècle de la raison. En fait la version des paysans dépasse celle des psychanalystes sur le plan de la violence et de la sexualité. (Pas plus que les Grimm et Perrault, Fromm et Bettelheim ne mentionnent la cannibalisation de la grand-mère ni la scène de strip-tease qui préludent à l'absorption de la petite fille.) Il est évident que les paysans n'ont nul besoin de codes secrets pour parler de tabous.

Extrait de Le grand massacre des chats. Hachette/Pluriel,1986.