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Chercheur et écrivain français, François
Flahaut s’intéresse à la communication sous toutes ses formes. Il a
notamment publié L’Extrême existence (Maspéro, 1972), La
Parole intermédiaire (préface de Roland Barthes, Le Seuil, 1978), La
Scène de ménage (Denoël, 1987). L’Interprétation des contes
(Denoël, 1988) est le fruit d’une recherche menée depuis dix ans sur
les contes de fées (publication des Contes de Perrault, Le Livre
de poche, 1987).
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Dans les contes, qui est au lit n'est jamais seul : le lit y figure
un lieu où de joue le rapport à l'autre, un lieu de forte interlocution,
un lieu où les complications du désir ont leur place, mais non le simple
besoin. Celui-ci se satisfait de l'activité ou de l'objet qui lui
correspondent, il a droit au complément direct., alors que tout désir
est médiatisé par le monde des autres. Le lit, donc, ne convient pas au
besoin. Du reste, tout le monde le sait : si, étant couché, on sent
la nécessité de satisfaire certains besoins, il faut se lever et sortir.
D'où l'intérêt de récits qui relèvent ce défi et mettent à
l'épreuve ce partage : que se passe-t-il lorsque désir et besoin,
lit et lieu d'aisances en viennent à se confondre ?
Nous avons vu la réponse qu'apportent un certain nombre de contes. Des
versions orales du Chaperon rouge répondent elles aussi à cette
question.
Si l'issue tragique que l'on connaît par Perrault est la plus répandue
dans la tradition européenne, on rencontre cependant assez souvent une
fin où l’héroïne échappe in extremis à la gueule du loup (épisode
qui se retrouve d'ailleurs jusque dans les versions du Chaperon rouge
provenant de l'Asie orientale).
Voici cette fin telle que la présente une version nivernaise :
– Oh ! ma grand, que j'ai faim d'aller dehors !
– Fais au lit mon enfant !
– Au non, ma grand, je veux aller dehors.
– Bon, mais pas pour longtemps.
– Le bzou (sorte de loup-garou) lui attacha un fil de laine au pied et
la laissa aller.
Quand la petite fut dehors, elle fixa le bout du fil à un prunier de la
cour. Le bzou s'impatientait et disait : "Tu chies donc des
cordes ? Tu chies donc des cordes ?"
Quand il se rendit compte que personne ne lui répondait, il se jeta à
bas du lit et vit que la petite était sauvée. Il la poursuivit, mais il
arriva à sa maison juste au moment où elle entrait.
[…]
Généralement, le prétexte invoqué par la fillette
intervient à la suite d'une série de questions auxquelles la fausse
grand-mère répond par des mensonges, et que l'on trouve dans la
tradition orale comme chez Perrault. A la dernière exclamation de la
fillette : "Ma mère-grand, que vous avez de grandes
dents", le loup se dévoile : "C'est pour te
manger !" On voit donc qu'à partir de ce point (lorsque
celui-ci n'est pas le point final du conte), l’héroïne reprend, si je
puis dire, du poil de la bête : c'est précisément lorsque le loup
finit par dire vrai qu'elle-même commence à ruser. […]
Ce que le mangeur d'hommes a de terrible, ici comme
dans les contes d'ogres, c'est qu'en lui se confondent désir et besoin.
Plus précisément, le désir, en ce qu'il a d'inconditionnel et
d'illimité, pèse sur le mangeur d'hommes avec la nécessité immédiate
du besoin. Son avidité exige la consommation immédiate de son objet
parce qu'elle n'admet aucune suppléance, aucun semblant, aucune
médiation. Il n'y a donc pas à s'étonner si le loup invite l’héroïne
à transgresser le partage qui, fondant la notion même de propreté,
contribue à séparer le besoin du désir (on est d'abord propre pour les
autres). Et la fillette ne réplique pas seulement à une avidité orale
pressante par un besoin anal non moins impérieux, elle n'oppose pas
seulement à la dévoration une exigence qui, elle aussi, ne souffre ni
suppléance ni délai; car ce qu'elle rétablit ainsi, c'est l'écart à
l'abolition duquel équivaut le personnage du loup. Un écart qui, étant
supprimé, la supprimerait à son tour.
Extrait
de L'Interprétation des contes. Denoël, 1988. |