Pierre-Jakez Hélias
    Les ethnologues ont bien mis en valeur la place des contes dans les sociétés traditionnelles. Auteur de nombreux ouvrages sur la langue et la culture celtique, l’écrivain Pierre-Jakez Hélias évoque ainsi, dans cet extrait de Les Autres et les miens (Plon, 1977), la "cérémonie des contes" en Bretagne au début du XXe siècle.
   
 

Le conteur était le maître de la veillée. Il choisissait sa place pour s'asseoir. C'était assez souvent le banc du foyer que le chef de ménage lui abandonnait avec plaisir. Et pendant qu'il parlait, l'homme jouait avec le feu, avec les ombres portées sur le mur du fond. Il savait faire flamber la souche au moment le plus dramatique du conte, ramener progressivement la cendre sur la braise quand il se préparait à finir. Mais jamais lui ni ses pareils n'auraient commencé à parler avant d'avoir obtenu le plus parfait silence. Cela valait parfois quelques bourrades aux enfants. Le conte commencé, personne n'aurait osé souffler mot. On savait que le conteur s'arrêterait en s'excusant : "Je ne suis pas sur mon bon côté, cette nuit." Et il serait inutile d'insister. Ce n'était pas le conteur qui était en cause, mais le conte qui refusait de venir.
L'homme se mettait d'abord à parler sans regarder personne, comme s'il s’était fait confidence à lui-même, comme s'il s'était mis à rêver tout seul devant le feu complice : "Autrefois était autrefois et aujourd'hui c'est un autre temps. Dans mon verger, j'ai un arbre de pommes qui nourrit des fruits plus tendres que le pain. Mais pour goûter ce pain de pommes, il vous faut dormir au pied de l'arbre, avec deux sous de sagesse dans le poing fermé, un grand sac vide sous la tête pour amasser tout ce qui tombe. Moi, je le dis, ma récolte est faite et mon sac tout plein de merveilles que je partage à qui les veut. Ecoutez !

Le dos de l'âne est pour le bât ,
Qui sur le chien ne tiendrait pas. C'est un conte extraordinaire
Cent fois plus vieux que père et mère, Mais il faut seller votre chien
Si vous voulez comprendre bien.

Ecoutez et vous entendrez le conte de "Celui qui alla chercher le Printemps". "Les sourds des deux tympans porteront la nouvelle aux absents et les aveugles des yeux feront voir aux doubles boiteux l'endroit où s'est passé le jeu." Là-dessus le silence lui-même se taisait, le conteur se vidait la gorge, crachait dans le feu, prenait sa respiration et attaquait sur le grand ton : "II y avait une fois et une fois il n'y avait pas et cette fois-là il y avait quand même..." C'était parti.
Le premier conte était connu de tout l'auditoire. Jamais le conteur ne se fût permis d'y changer le moindre mot. Seulement, de temps à autre, il s'arrêtait court dans son récit, feignant d'avoir oublié la suite. Alors, autour de lui, plusieurs voix ferventes venaient à son secours : "La femme doit être maîtresse à la maison et le mari partout ailleurs." "C'est juste comme vous avez dit", approuvait le conteur avant d'enchaîner. Et tout le monde était fier de si bien savoir l’Ancien Testament des contes qui se déroulent en trois étapes, trois épreuves, trois nuits, avec trois frères, trois ogres, trois princesses, certaines séries de paroles étant répétées trois fois pour mieux s'ancrer dans la mémoire, honni soit qui les oublie ! Et quelquefois, le conteur faisait exprès de passer du premier épisode au troisième pour soulever les protestations de l'assistance : "Comment ! Vous allez de la tête à la queue sans passer par le ventre ! Le vôtre n'est pourtant pas vide." Le conteur s'excusait une fois de plus, débitait avec soin le second épisode. Les gens soupiraient de satisfaction, se laissaient bercer par cette bible et ces prophètes jusqu'à la conclusion du conte qui était à elle seule un petit chef-d'œuvre en quelques phrases : "Et le Printemps de cette année-là fut le plus beau Printemps du Monde. Il était encore avec nous pour la moisson du blé noir et pour les noces de Yann et Madalen. Ce fut la seule année où l'on vit ensemble le Printemps et son frère l’Eté. Mais depuis, chaque fois que le Printemps se fait attendre, nous ne sommes pas tranquilles, nous autres, à l'idée qu'il aurait pu s'arrêter encore devant une jeune fille en train d'étendre du linge à sécher au soleil, sur une haie d'aubépines."

Extrait de Les Autres et les miens. Plon, 1977.