Marc Soriano
    Normalien, agrégé de philosophie, Marc Soriano (1918-1994) est romancier et psychanalyste. Professeur de littérature populaire et pour la jeunesse à Bordeaux III et professeur émérite à Paris VII, il est spécialiste de Charles Perrault et de Jules Verne. En 1968, il publie aux éditions Gallimard Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires dont ce texte est extrait.
   
 

Le Petit Chaperon rouge est certainement un des contes du recueil qui sont les plus proches de la version orale notée. […]
Une fois de plus, l'adaptation est très fidèle au folklore, à son esprit et à sa lettre. L'auteur a immédiatement saisi, semble-t-il, ce qu'à notre époque nous n'arrivons à comprendre qu'au bout de longues recherches : il a traité d'instinct, pourrait-on dire, le récit en "conte de mise en garde" appartenant à un cycle destiné à l'enfance. Beaucoup de caractéristiques de notre texte le confirment : la moralité unique qui est justement un avertissement et qui n'est que cela, la structure très simple du récit, avec ces deux épisodes symétriques (le loup et la grand-mère, le loup et le petit Chaperon rouge), la progression dramatique qui culmine dans le dialogue haletant de la fin, le vocabulaire à la fois très dépouillé et riche en formulettes, les harmonies imitatives (toc, toc, répété deux fois), les mots et expressions pittoresques destinées à devenir des jeux, à prendre dans l'esprit de l'enfant une sorte d'indépendance, comme dans les comptines (Tire la chevillette, la bobinette cherra). On pourrait aussi identifier une répétition – jeu dans l'expression "petit pot de beurre" qui revient quatre fois dans le conte et qui ressemble d'une certaine façon à ces formulettes que Rolland appelle des "phrases à répéter avec volubilité sans se tromper" et que les Italiens désignent par le mot très évocateur "scioglilingua" (délie-langue).
Une "formulette de volubilité" d'origine champenoise tourne justement, si l'on peut se permettre l'expression, autour d'un petit pot de beurre : "Petit pot de beurre, quand te dépetitpotdebeurreras-tu ? Je me dépetitpotdebeurrerai quand tous les petits pots de beurre se dépetitpotdebeurreront."
Toutefois ce jeu verbal ne figure pas dans l'admirable recueil Les Comptines de langue française et cela peut signifier que l'hypothèse est hasardeuse. Il semble cependant indiscutable que notre conteur joue avec l'expression "Tire la bobinette et la chevillette cherra". On mesure à quel point il est fâcheux que certaines éditions contemporaines, dans un but de simplification ou plus simplement par négligence, permettent de supprimer le mot "petit".

Comme dans les contes précédents, cette fidélité n'exclut pas une élaboration très savante. L'étude attentive du vocabulaire montre que beaucoup de tournures et de mots utilisés par le conteur sont déjà considérés comme vieux à l'époque. Un certain nombre d'entre eux font partie de ceux que cite La Bruyère dans un passage bien connu des Caractères et dont il regrette la disparition, par exemple mère-grand, cuire au sens intransitif, chaperon, etc. Le plus probable, c'est que notre auteur les utilise volontairement, et précisément parce qu'ils sont vieillis et désuets. C'est en somme une reconstitution, un "à la manière de".

En tenant compte du succès du récit qui a assuré un sursis non négligeable et peut-être un caractère quasi intemporel à la plupart de ses mots, on peut même soutenir sans trop de paradoxe que le conte a rajeuni depuis 1697 et que nous sommes probablement moins sensibles à son charme vieillot qu'un lecteur de l'époque.Autre preuve de cette élaboration. Dans le conte populaire de "mise en garde", le loup dont il est question est un vrai loup, ou un Drac, ou un Dzou, représentant un danger matériel bien réel : danger de se laisser happer par un fauve en traversant le bois, danger de tomber dans la rivière, etc.
Aussi bien, les loups, à l'époque, n'étaient pas un danger imaginaire. Un nombre relativement considérable d'enfants et d'adultes étaient tués chaque année par ces fauves, surtout dans les régions situées à l'écart des grandes voies de communication.
Dans le conte "élaboré" que nous étudions, le mot loup renvoie au fauve, mais il est en même temps pris au sens figuré. La "moralité" ne laisse aucun doute sur ce point :
"Je dis le loup, car tous les loups
Ne sont pas de la même sorte ; [...]
Mais, hélas! qui ne sait que ces loups doucereux,
De tous les loups sont les plus dangereux."
Comme l'a fort bien vu Barchilon, l'auteur joue habilement de cette ambiguïté. Il s'adresse toujours à un public enfantin, sans doute, mais en même temps se permet des clins d'œil en direction de l'adulte. La touche est d'abord légère et ressemble à une de ces invraisemblances qui ne sont pas rares dans les livres pour la jeunesse :
"Le pauvre enfant qui ne savait pas qu'il est dangereux de s'arrêter à écouter un loup [...]"
Cette mère et cette mère-grand qui sont "folles" de la fillette, pensons-nous, sont aussi bien imprévoyantes. Elles auraient pu avertir l'enfant du danger.

Extrait de Les Contes de Perrault, Culture savante et traditions populaires. Gallimard, 1968.