Les avatars d'un mythe

Le 18 décembre 1810 était créée au Théâtre de la Gaîté une comédie en un acte : Fête de Perrault ou l’Horoscope des Cendrillons. Cette œuvre du bien oublié Nicolas Brazier (1783-1838) présente un argument original : Charles Perrault, qui vient d’achever ses contes, s’interroge sur leur postérité. En présence de tous les "personnages" de l’écrivain, la mère l’Oye prédit : "Cendrillon sera de tous les contes de mon maître celui qui aura le plus de succès. [...] Je vois d’ici la ville et la Cour, aller visiter la petite Cendrillon, qui paraîtra sous toutes les formes". Elle s’interroge ensuite sur le traitement réservé au conte de Perrault dans tous ses avatars, si bien que le reste de la pièce est un pastiche des cinq Cendrillon proposées aux spectateurs parisiens de 1810, que Perrault, transporté dans le temps, est invité à juger…
   

Un thème bien adapté à la scène
En passant en revue non seulement les contes de Perrault, mais les contes de fées en général, on peut constater que Cendrillon est effectivement le thème le plus adapté au théâtre (marionnettes, théâtre parlé, vaudeville, opéra, ballet) et bien au-delà de l’année 1810. Cela n’est guère étonnant car c’est d’abord une histoire heureuse et "pour tout public" – aux antipodes des horreurs de La Barbe-Bleue, du thème nettement scabreux de Peau-d’Âne ou du traumatisme du Petit Chaperon rouge qui nous montre une fille à laquelle rien ne semblait réussir, révélée à elle-même et aux autres par l’amour, ou, si l’on préfère, par la sexualité. Avec ce schéma qui pourrait être celui de la collection Harlequin, c’est encore une histoire touchante : on se prend d’affection pour notre héroïne beaucoup plus que pour son pendant masculin Riquet à la Houppe, laid et riche, auquel on s’identifie difficilement.
C’est enfin une histoire simple et brève avec unité de temps, sinon unité de lieu, à l’opposé de La Belle au bois dormant et de sa parenthèse, peu théâtrale, de cent ans, avec un merveilleux facile, loin des bijoux ou des crapauds que l’on recrache dans Les Fées. Le temps, le(s) lieu(x) et les péripéties romanesques peuvent facilement être adaptés en termes scéniques.

   

   

La scène dénature-t-elle le conte ?
Sans vouloir "juger" de la valeur de toutes ces adaptations parisiennes, on peut se demander ce qu’un conte bref schématique, qui suggère et fait rêver plus qu’il ne montre, devient sous une forme théâtrale hypertrophiée, avec des personnages en chair et en os qui s’expriment par le texte, la musique, la danse, portent des costumes, évoluent dans un décor selon le bon plaisir d’un metteur en scène. Qu’advient-il de notre conte et de sa géniale simplicité, ainsi tiré à hue et à dia par toutes les composantes d’un spectacle ? En outre, chaque œuvre reprend souvent des éléments de l’adaptation précédente sans revenir toujours au conte original, selon le principe de déformation du "téléphone arabe", qui l’éloigne toujours davantage du modèle initial .
Ce modèle initial, ou plutôt l’archétype de ce conte – car peut-on parler de modèle initial ? – a toutes les composantes génialement simples d’une histoire "efficace", de portée universelle.
La psychanalyse, en décortiquant, entre autres, les contes de fées a souligné – même si lesdites explications dépoétisent un peu nos émotions – sur le message profond et la portée universelle d’éléments importants qui se répètent dans les divers avatars d’une histoire populaire et littéraire.
   

Le complexe d’Electre mise en scène
Cendrillon, tout comme Le Petit Chaperon rouge – mais de façon diamétralement opposée – présente le passage de l’état enfantin à l’état adulte, comme presque tous les personnages féminins de conte. Blottie frileusement auprès de son feu, c’est une vestale, donc une vierge qui redoute – et rêve aussi – de devenir une femme. Ses relations difficiles avec sa mère – souvent devenue une marâtre dans de nombreuses versions – révèlent un complexe d’Electre, un amour jaloux et exclusif du père ; un stade encore enfantin dans l’évolution sentimentale. Enfin, l’essai de la pantoufle a une connotation sexuelle évidente très adoucie dans certaines versions, très appuyée chez les frères Grimm qui nous dépeignent les méchantes sœurs se mutilant les pieds pour subir l’épreuve et saignant abondamment…
L’intervention du surnaturel et de la "bonne fée" dans la transformation de Cendrillon est un des éléments du succès du conte. On verra que rationaliser cette intervention ou l’hypertrophier ad nauseam peuvent aboutir au même résultat qui est de supprimer cette part de poésie profonde et discrète.