Dumas et Moissard (1977)
   

Philippe Dumas (né en 1940 à Cannes). Décorateur de théâtre, auteur et illustrateur de livres pour enfants : La Petite Géante, la série des Laura, Ce Changement-là, Victor Hugo s'est égaré, etc. "Le Petit Chaperon Bleu Marine" est tiré des Contes à l'envers, recueil écrit en collaboration avec Boris Moissard (L'Ecole des loisirs,1977).
Boris Moissard (pseudonyme de Jean-Jacques Ably, né en 1942 à La Tronche). Ecrivain et traducteur, co-auteur avec Philippe Dumas des Contes à l'envers (L'Ecole des loisirs, 1977) d'où est tiré "Le Petit Chaperon Bleu Marine".

Quand un petit chaperon rouge vieillit, il peut devenir la grand-mère d'un petit chaperon bleu marine et avoir quitté la forêt pour le 13e arrondissement de Paris : tel est le point de départ de cette version. Lorette, petite fille de l'héroïne du conte, est dotée de ce surnom "à cause d'un duffle-coat de cette couleur acheté en soldes aux Galeries Lafayette". Sur les recommandations maternelles, la petite fille part rendre visite à sa grand-mère, prend le bus mais s'arrête à la ménagerie du Jardin des plantes pour rencontrer "l'arrière-petit-neveu de celui qui dans le conte de Perrault mange la grand-mère et prend sa place au lit, en même temps que le lointain descendant de celui qui, dans la fable de La Fontaine, fait des misères à l'agneau". Lorette a un projet : surpasser la célébrité de sa grand-mère en rejouant un conte dont elle deviendrait l'héroïne victorieuse. Elle rappelle donc au loup son rôle et ouvre sa cage. Arrivée à destination, elle croit si bien à l'histoire qu'elle reconduit sous la menace sa propre grand-mère au Jardin des plantes. Le loup a en effet préféré fuir la littérature et retrouver sa famille là " où s'étendent les vastes contrées sauvages qui sont le berceau de sa race" : il y devient chroniqueur mondain. L'avenir est moins flatteur pour le chaperon bleu marine, sévèrement réprimandée, notamment par le "sous-secrétaire d'Etat aux Vieilles Gens".
Moralité : si le risque d'être la proie de prédateurs identifiés est écarté - le loup mettant en garde ses frères contre "le danger qu'il y a à fréquenter des petites filles françaises" -, la menace demeure quant à d'autres rencontres car "certains hommes sont plus dangereux que les loups".

  

   

Après avoir compté trois, Lorette a pris tranquillement le départ, laissant le loup démarrer au galop et se perdre loin devant elle. Elle était bien contente. Le plan qu'elle avait conçu marchait comme sur des roulettes. Evidemment elle était un peu embêtée pour sa grand-mère, qui allait être mangée ; mais quoi ! se disait-elle chemin faisant : on ne fait pas d'omelettes sans casser d'œufs.
A son arrivée elle a sonné, et on lui a répondu d'entrer, que le verrou n'était pas mis. Elle a poussé la porte. Dans le lit, il y avait quelqu'un de tout à fait semblable à sa grand-mère : mêmes cheveux blancs rassemblés en un petit chignon, mêmes lunettes, même chemise de nuit en finette et même liseuse de cachemire : le déguisement était très réussi, n'importe qui s'y serait laissé prendre. Mais Lorette reconnaissait fort bien le loup. Néanmoins elle a fait celle qui ne s'aperçoit de rien.
- Bonjour Mémé, j'espère que tu vas bien. Maman m'envoie te porter ces petits pots de beurre, que voici au fond de mon panier. Elle a dit que ça te ferait sûrement plaisir et que ça t'éviterait une course chez la crémière. - Tu es bien mignonne, ma petite, je te remercie beaucoup. Tu embrasseras bien ta maman pour moi. J'étais en train de me reposer et je m'apprêtais à prendre une tasse de chocolat. Veux-tu regarder la télévision avant de t'en retourner ?
Le loup se révélait un imitateur remarquable, Lorette n'en revenait pas. La voix de sa grand-mère était contrefaite à s'y méprendre. Mais ce n'était pas le moment d'applaudir. Il fallait continuer à jouer le jeu.
- Oh oui ! Chic ! Merci Mémé... Et j'aimerais bien, pour la regarder, que tu me permettes de venir dans le lit m'étendre à côté de toi !
- Si tu veux, mais enlève tes chaussures.
Lorette a mis la télévision en marche, après quoi elle a ôté ses chaussures et s'est glissée dans le lit à côté de sa grand-mère, ou plutôt du loup. Mais au moment où celui-ci se penchait pour l'embrasser, elle a fait un bond en arrière et, tirant de dessous les pelotes de laine le grand couteau de cuisine qu'elle avait pris soin d'apporter :
- Suffit, Loup ! a-t-elle dit d'un ton sec, je sais bien que c'est toi. Finie la comédie. Je ne suis pas aussi bête et naïve que le Petit Chaperon Rouge. Allons, debout ! et plus vite que ça : direction le Jardin des Plantes. Nous retournons au point de départ.

Extrait du Petit Chaperon Bleu Marine. Tiré des Contes à l'envers par Dumas et Moissard. L'Ecole des loisirs,1977.