Daumier

Le "Michel-Ange de la caricature"
Les références visuelles de Daumier

La culture visuelle de la caricature

On peut tenter de mettre en évidence les strates du musée imaginaire de l’artiste : il s’agit en premier lieu d’une culture visuelle meublée de caricatures que Daumier connaît très bien. Il travaille pour Philipon et son beau-frère Aubert, l’importateur en France des caricatures anglaises, depuis Gillray jusqu’à Lord Seymour. Il est proche de Baudelaire et de Champfleury, les premiers historiographes, en France, de cet art dont Baudelaire s’avère aussi le théoricien. Ces faits sont bien connus et je rappellerai plutôt l’existence d’une autre source, publiée par Jaime, publiciste qui les a précédés et qui fut l’un des légendeurs de Daumier : Le Musée de la caricature, publié en 1836. Ce livre contenait un recueil de planches depuis le XVIe jusqu’au XIXe siècle. Son texte, aux livraisons confiées à différents contributeurs par le rédacteur de l’ouvrage, qui en était avant tout le directeur artistique, prétendait analyser l’histoire de la caricature en France depuis les origines. Peu connu aujourd’hui, il a été principalement évoqué par les historiens de la Révolution, aux alentours du bicentenaire de 1789, à cause du large corpus de caricatures qu’il reproduisait. Daumier s’est inspiré de certaines des gravures, en particulier dans la série des Bas-bleus.
 

Les scènes satiriques

Lorsqu’il se moque des cas où l’homme et la femme échangent leurs rôles, des situations qui révèlent un couple mal assorti (auquel s’en prend le rite populaire du charivari, dénomination reprise par le titre du grand journal auquel Daumier a collaboré dès sa création en 1832), Daumier quitte le portrait-charge pour un autre registre caricatural, celui de la scène satirique. Issue du monde médiéval, celle-ci, que privilégie le Musée de la caricature, dénonce les vices, et s’en prend aux perturbations des normes sociales. Dans une planche, qui reproduit à l’eau-forte au trait l’illustration d’un manuscrit autographe d’un négociant anversois, Le Traité de la patience, de la collection Leber, l’enfant apparaît comme la vraie victime du couple perturbé par un mauvais comportement de la femme qui s’impatiente contre son mari. La situation évoque le scénario de la planche 7, publiée dans Le Charivari du 26 février 1844, de la série Les Bas-bleus de Daumier – un ensemble dont la source la plus évidente se trouve pourtant chez Hogarth, dans la suite du Marriage à la mode. L’analogie apparaît moins dans le titre de la planche de Jaime Le mari patient (XVIe siècle) que dans un passage du commentaire démontrant que le pire des maux pour un mari est une méchante femme enragée contre lui : "pendant ce temps, l’enfant est trop près du feu, l’enfant brûle, l’enfant crie". La légende autographe de Daumier dans l’épreuve de la collection Curtis, très drôle, se présente ainsi : La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire. Il n’y a pas d’analogie terme à terme entre la conception et la légende des deux œuvres, mais une résonance dans le message, accompagnée de condensations et de déplacements dont la rhétorique, fondée sur le rapport entre texte et image, ressemble au travail de la mémoire opérant à partir d’un document déjà vu… Tous les mécanismes de la création lithographique de Daumier témoignent de son aptitude à combiner des sources multiples et à transformer des motifs préexistants. Ici, la scène de mœurs conjugales traitée à la manière de Hogarth rejoint la tradition graphique "du monde à l’envers" et de la "dispute de la culotte" dans laquelle le mari se trouve soumis à sa femme, tandis que cette dernière néglige son rôle familial et maternel ; ce désaccord crée une situation dont l’enfant fait les frais, comme l’indique la planche de Jaime, possible substrat de l’invention de Daumier dans cette lithographie.
 

La référence à la Renaissance

L’importance de la référence à la Renaissance, dispersée à travers l’œuvre lithographique et moins évidente de prime abord, donne tout son sens à l’expression de "Michel-Ange de la caricature". En feuilletant l’œuvre lithographique de Daumier dans les années 1830, l’on peut en effet relever des citations de gravures de la Renaissance, et noter, à différentes époques, des réinterprétations de la sculpture funéraire, qu’il doit probablement à la vaste culture visuelle acquise auprès d’Alexandre Lenoir, son initiateur artistique, qui avait été le fondateur du musée des Monuments français et l’un des premiers défenseurs de la Renaissance française. De plus, certaines de ses caricatures font alors référence à Rabelais, en particulier la célèbre planche de Gargantua. Enfin, dans les caricatures de la Seconde République, et celles du cycle de Ratapoil, Daumier s’inspire du style de la gravure de l’École de Fontainebleau : ainsi, en 1848, la silhouette maniériste de la République de Belle dame, voulez-vous bien accepter mon bras, – votre passion est trop subite pour que je puisse y croire !. Pour un caricaturiste tel que Daumier, la Renaissance se détache en effet comme un moment fondateur, comme le montrent Baudelaire et Champfleury, après Jaime. Cette idée, nullement remise en cause depuis, a été par exemple défendue par Werner Hofmann et Michel Melot : l’invention de la caricature, "petit portrait chargé", selon la définition de Carrache, présuppose une conception de l’individu qui se fait jour au XVIe siècle et qui se manifeste fortement au XIXe siècle aussi ; la caricature est avant tout une modalité du portrait qui accentue les particularités physionomiques du modèle et joue avec une distorsion du canon de proportions revalorisé depuis la Renaissance dans les académies. Au beau idéal, s’oppose "la formule idéale de la difformité, la caricature". Dürer juxtapose toute une gamme de profils caricaturaux dans ses Études de têtes, un dessin à la plume de 1513 que reproduit Champfleury dans son Histoire de la caricature moderne, exactement comme Daumier rassemble la panoplie des portraits-charges des célébrités du juste-milieu dans Le Ventre législatif, planche de L’Association mensuelle publiée en 1834 ; quant à Vinci, ses études de têtes, diffusées par la reproduction, visent à caractériser des physionomies marquées par le vieillissement, thème que l’on retrouve chez Daumier depuis la période des bustes-charges jusqu’aux dernières lithographies.


La référence aux beaux-arts

Il n’est pas toujours aisé de repérer ces résonances visuelles dans l’œuvre de Daumier, parce qu’il les superpose souvent, dès ses premières œuvres. S’il doit avant tout à Géricault les effets de contraste lithographique de L’épicier qui n’était pas bête leur envoyait de la réglisse qui n’était pas sucrée du tout, n’a-t-il pas apprécié dans une planche comme celle de Gaillon la façon dont le mur clair se détache sur l’arrière-plan plus sombre, et dont la pierre, rendue par le crayon lithographique, joue avec la lumière et les ombres ?
Pourtant l’étude de ses caricatures fait apparaître ce travail d’intericonicité par lequel Daumier, loin de se référer uniquement à l’art de la caricature, que ses contemporains commencent à collectionner ou étudier en tant que telle, renvoie aussi aux beaux-arts, dans toutes leurs périodes, depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine dont, inventeur du Salon caricatural, il se moque, entre autres, dans la courte série du Salon de 1840.
La série Histoire ancienne s’avère une critique virulente et drôle de la peinture d’histoire et de la culture classique, qui annonce le ton d’Offenbach et de Jarry, par exemple dans Télémaque et Mentor. Daumier, en même temps, y énonce son art poétique de caricaturiste, par une suite de métamorphoses parodiques parallèles et opposées aux mises en situations multiples de Robert Macaire, que stigmatise son autre grande série, dont l’une des planches le montre lui-même dessinant sur la pierre dans son atelier, face à son patron Philipon-Robert Macaire. Il devient tour à tour Clytemnestre et Pygmalion, en caricatures qui s’inspirent de sujets bien connus dont sont tirées les toiles célèbres de Guérin et Girodet : Clytemnestre est penchée sur son ouvrage qu’elle refait chaque nuit comme le caricaturiste, chaque jour, reprend sa pierre ; quant à Pygmalion, il donne vie à la statue comme le caricaturiste anime ses personnages, selon un mythe dans lequel Eisenstein a perçu une parabole du travail du cinéaste. En réponse à l’invention de la photographie et à la vogue narcissique du portrait, le caricaturiste ressemble au "beau" Narcisse qui, famélique et mis à nu, tel l’agneau de la fable de La Fontaine, contemple son reflet dans les ondes – un reflet déformé par le courant qui mire sa laideur. Plusieurs lithographies qui transposent le format des bas-reliefs des concours d’esquisses imposés aux élèves sculpteurs tournent en dérision la formation des artistes à l’École des beaux-arts. Mais en retour ne s’agit-il pas là d’un hommage indirect du caricaturiste lithographe à son propre art de dessinateur sur pierre ? Et ce caricaturiste ne s’inspire-t-il pas de la transposition d’art de Delacroix lithographe dans son interprétation des médailles antiques autant que du thème d’actualité des archéologues en mission qui exhument des fragments du passé et leur restituent la fraîcheur du présent et la saveur de la vie ?
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