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Du Charivari à l'Assemblée nationale

La lente reconnaissance de Daumier
Dessin préparatoire pour la statue de Daumier à l’Assemblée nationale
Dessin préparatoire pour la statue de Daumier à l’Assemblée nationale
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Daumier eut très tôt ses admirateurs, tous rassemblés sous le drapeau républicain. L’aimer, le défendre, l’étudier même, était l’œuvre de partisans. Journaliste, caricaturiste, lithographe, ayant voué son œuvre non à l’art pour l’art, mais à la cause républicaine, Daumier cumulait les obstacles à la reconnaissance artistique. Comment donc, rejeté dans la masse des illustrateurs populaires, redouté du pouvoir, méprisé des conservateurs, est-il entré dans les musées ?
 

Un artiste en voie de reconnaissance

Premiers admirateurs

La première considération de Daumier comme artiste est due, à partir de 1845, à deux poètes : Baudelaire et Banville, puis, après 1851, à un historien, Michelet. Entre ces deux dates, il y eut les révolutions de 1848 et les débuts officiels de Daumier comme peintre. Mais c’est bien du lithographe et du caricaturiste que Baudelaire – qui voit dans Daumier, avec Ingres et Delacroix, le troisième grand dessinateur du siècle – fit l’éloge.

Sa première réputation comme artiste, Daumier ne l’acquit vraiment qu’en 1848, pendant et grâce à la Seconde République. « Cette notoriété nouvelle, note Ségolène Le Men, est attestée par la variété des portraits qui le représentent […] et par les portraits-charges dont il est à son tour la cible […]. Daumier prend place dans le Panthéon Nadar de 1854. »

Honoré Daumier (1808-1879)
Honoré Daumier (1808-1879) |

© Bibliothèque nationale de France

Mais en 1851, c’est un historien, Michelet, qui chante ses louanges et encourage son combat à ses côtés contre la censure impériale, dont son cours au Collège de France avait été victime. Daumier en fut une autre, en 1860, lorsqu’il fut « foutu à la porte », comme dit Baudelaire, du Charivari, sous les pressions policières de l’Empire, durci après l’attentat d’Orsini en 1858, et après le départ du journal de Taxile Delord, qui y était peut-être son protecteur.

Une parenthèse décisive

Le chômage contraint Daumier à tenter de vivre de ses aquarelles. Cette parenthèse dans sa carrière fut décisive. C’est précisément à cette période, où Daumier ne vit plus de ses lithographies, que l’on trouve sous la plume des Goncourt un jugement purement esthétique de l’art de Daumier pour son dessin Silène : « Il y a par toutes ces lithographies un épanouissement dans la force, une santé dans la gaieté, une verve de nature, une personnalité carrée, une brutalité puissante, quelque chose de gaulois, de dru et de libre que l’on ne trouverait peut-être nulle part que dans Rabelais. » Les lithographies qu’il livra à son ami Carjat qui, comme le Paul Gavarni lui tendait un bras secourable, pour son journal Le Boulevard, lancé en 1862, témoignent de ce moment politiquement et esthétiquement important.

Les républicains se réclamaient d’un romantisme réaliste désormais historique, dont Victor Hugo était l’emblème. Les Misérables furent publiés en feuilleton dans Le Boulevard à côté des poèmes de Jules Vallès, des chroniques de Théodore de Banville et des lithographies fortement composées et plus savamment dessinées que jamais, de Daumier. C’est dans Le Boulevard, le 23 février 1862, que parut le premier texte biographique consacré à Daumier considéré comme artiste, par Champfleury.

La Muse de la brasserie
La Muse de la brasserie |

Bibliothèque nationale de France

Le coin des politiques
Le coin des politiques |

Bibliothèque nationale de France

Mais Le Boulevard, dont l’opposition était pourtant feutrée, ne résista pas à la censure. Lorsque Napoléon III, face à la montée de l’opposition républicaine, lâcha du lest en 1863 (ce qui se traduisit dans le monde de l’art par l’autorisation du Salon des refusés et dans la presse par la parution de La Vie parisienne, journal de Marcellin qui jouit d’un succès durable), Le Charivari réembaucha Daumier. Ce retour fut l’occasion d’un banquet en son honneur et d’un article publicitaire qui salue « ce dessinateur qui a le rare talent de faire, même de ses caricatures, de véritables œuvres d’art ».

De l’intérêt à l’oubli

La lithographie chez les collectionneurs

L’attitude des collectionneurs envers la lithographie commençait de s’infléchir, à cette époque où le romantisme était remis à l’honneur. La vente Parguez, en avril 1861, et celle du colonel de la Combe, qui lui succéda en 1863, en mettant sur le marché des lithographies d’artistes célèbres comme Géricault, Delacroix, Vernet, Bonington ou Charlet, avaient eu du succès.

Il n’est point douteux que dans un avenir prochain, les belles lithographies atteignent des prix excessifs.

Philippe Burty, préface à la vente Parguez, 1861

Le succès de la vente Parguez encouragea l’éditeur Cadart à lancer en 1862 des lithographies de peintres modernes comme Manet et Fantin-Latour, mais il n’obtint pas le succès qu’avaient connu ses albums de la Société des aquafortistes. Il était trop tôt pour y lancer des artistes modernes. L’œuvre lithographique de Daumier resta encore dans les cartons de quelques amis.

Il fallut attendre que le marché libre de l’art réclamé par les impressionnistes et d’autres peintres, s’ouvre avec la proclamation de la République, en 1871, pour voir les artistes renouer avec la lithographie. Les procédés photomécaniques, d’ailleurs, se perfectionnaient. Le Concours du duc de Luynes avait récompensé, en 1862, les merveilleuses photolithographies de Poitevin, laissant la lithographie sur pierre devenir un art original.

Au jugement de l’histoire

Dans La Vie parisienne, un article qui fait le parallèle entre les deux lithographes Gavarni et Daumier n’hésite pas entre les deux : « Aussi, bien qu’il n’ait point la couleur solide et le large dessin de Daumier, [Gavarni] est-il sera-t-il pour la postérité un bien plus grand personnage. » Mais Champfleury, continuant dans ce même journal sa campagne en faveur de Daumier, se livre au même exercice à l’avantage de ce dernier. Le jugement de l’histoire, à ce moment, est suspendu.

La parution la même année, 1865, des deux premières histoires de la caricature marque le tournant par lequel l’histoire de l’art accueille les caricaturistes. La première est due à l’Anglais Thomas Wright, traduite et publiée en français dès 1866. L’autre, La Caricature moderne, premier volume d’une série qui remontera jusqu’à l’Antiquité, est le fait de Champfleury. Le ton des deux ouvrages est différent : le livre de Thomas Wright est celui d’un érudit, celui de Champfleury celui d’un militant, plaidant la cause de l’art populaire. Celle de Daumier n’était pas gagnée, mais elle était au moins défendue. Elle le fut, encore une fois, dans l’article sur « La caricature », que Jules Vallès publia dans Le Figaro du 23 novembre 1865.
En 1871, Corot, fuyant Paris chez son ami Robaut à Douai, avait fait quelques lithographies que l’on s’empressa de publier en album. Il donna peut-être l’envie à Pissarro, qui se disait son élève, de s’y mettre, et à Fantin-Latour d’y revenir. Whistler, en Angleterre, y fut encouragé, en 1878, par l’éditeur Thomas Way. Les caricatures de Daumier, à la veille de sa mort, pouvaient être regardées avec un autre œil, et intéresser les amateurs au-delà du cercle des républicains. La guerre et la Commune avaient radicalisé les positions. On trouve son nom, à côté de celui de Corot, dans le comité de la Fédération des artistes, issu de la Commune. La critique commença alors à minimiser l’engagement politique de Daumier, pour élargir son audience et le rendre éligible au statut de grand artiste, acceptable par tous.

La Rencontre au bosquet (épreuve avec signature)
La Rencontre au bosquet (épreuve avec signature)

Mais les intellectuels républicains avaient beau faire, le Dictionnaire des contemporains de Vapereau de 1870, ne consacrait encore que vingt lignes à Daumier contre quatre-vingts à Gavarni. C’est sans doute un Daumier fatigué qui publie sa dernière lithographie dans Le Charivari en 1872.

L’oubli

Puis, on oublia Daumier. Précédée d’une vente chez le marchand Clément en février 1878, l’exposition organisée en avril, pour lui venir en aide, par ses amis républicains, fut un total échec : « Devant ces écrasantes conceptions, erraient trente spectateurs démoralisés et attristés », se lamente le critique de La Lanterne. Victor Hugo, avait accepté d’en être le président d’honneur, mais, parmi les célébrités, seul Gambetta laissa sa signature sur le livre d’or.

Pour les républicains, Daumier prouvait la possibilité d’un art à la fois classique et populaire. Gambetta, à la recherche d’une majorité républicaine voulait cette synthèse entre le peuple et les bourgeoisies, le rassemblement de ce qu’il appelait les « classes nouvelles », qui, en matière d’art, allaient de Manet à Bonnat.

Cette exposition, la première de son vivant, voulait avant tout faire reconnaître Daumier comme peintre. Les lithographies, sauf les quatre planches de l’Association mensuelle, étaient reléguées dans la rubrique « divers » et un unique et dernier numéro du catalogue.

La sortie de l'oubli

Reconnaissances officielles

La mort de Daumier, en 1879 aurait pu passer inaperçue. « Notre génération, écrit un critique, n’a pas connu Daumier. » Son premier enterrement à Valmondois, mais surtout le second, orchestré par les républicains au Père-Lachaise, furent l’occasion de briser le silence qui entourait son nom. Il y en eut d’autres.

Le personnel de la Troisième République mit Daumier en avant : en 1888, Armand Dayot, inspecteur des Beaux-arts, organisa au cœur de l’académisme, à l’École des Beaux-arts, quai Malaquais, une grande exposition sur « Les Maîtres français de la caricature » dont Daumier fut la vedette. Un journaliste écrit : « L’heure réparatrice vient de sonner, éclatante. » Le combat semble gagné.

Aujourd’hui les bienséances politiques seules empêchent de placer le “Ventre législatif”, la “Rue Transnonain” ou “Le Rentier des bons royaux” entre les lithographies de Géricault et celle de Delacroix, dans le choix d’œuvres capitales exposées par le Cabinet des estampes.

Henri Beraldi, Grand Dictionnaire des graveurs du XIXe siècle, 1886

En 1900, Armand Dayot, remplaçant le ministre de l’instruction publique inaugura à Valmondois un buste de Daumier par Geoffroy-Dechaume, en présence de Henri Bouchot, conservateur du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale et de Carjat, qui lut des vers émouvants. En 1901, le Syndicat de la presse artistique organisa une exposition Daumier à l’École des beaux-arts. La spéculation sur les lithographies et les peintures apparut alors et des faux circulaient, dont on accusait les ateliers allemands. En 1908, pour l’anniversaire du centenaire de sa naissance, le ministre Dujardin-Baumetz fit le déplacement à Valmondois pour apposer une plaque sur sa maison.

Le cinquantenaire de sa mort, en 1929, fut largement célébré par les autorités politiques et donna lieu à une nouvelle campagne de presse où s’affrontaient les critiques de droite et de gauche. Une manifestation très officielle eut lieu pour poser une plaque au 9 quai d’Anjou où Daumier avait vécu. Mais la gauche s’était divisée. Sous la plume acerbe de Marcel Say, L’Humanité fustige « ces redingotes protocolaires […] que la verve gaillarde de Daumier eût volontiers prises pour cibles ».

En 1934 enfin, la Bibliothèque nationale dans sa galerie Mazarine, et les Musées nationaux, à l’Orangerie, rendent un hommage officiel à l’œuvre de Daumier.

Un classicisme mis en valeur

Daumier força les barrières du monde de l’art parce que, même dans le genre inférieur que représentait la caricature, il a respecté les conventions esthétiques du grand art de l’époque. Les critiques ont toujours insisté sur la correction de son dessin, son équilibre, sa justesse.
« C’est admirablement construit », disait Pissarro en envoyant quelques feuilles à son fils Lucien en 1884. Contrairement aux usages de la caricature, ses gestes n’outrepassent jamais la vraisemblance anatomique ; son orthodoxie le rend crédible auprès d’un public ouvert aux genres nouveaux, souvent issu du peuple.

Oui, certes Honoré Daumier restera comme l’une des figures artistiques les plus saillantes de ce temps, mais il n’en devra rien à la caricature, genre bâtard et conventionnel…

Émile Bergerat, rendant compte de l’exposition de 1878 dans le Journal officiel

Le pari des républicains était de gagner les « classes nouvelles » encore indécises, souvent conservatrices, que les audaces impressionnistes effrayaient encore. Ils devaient aussi rallier à leur cause les orléanistes, malgré Gargantua. Le style de Daumier jetait un pont entre l’art classique et la modernité.

La reconnaissance de Daumier comme artiste s’inscrivait dans le programme fédérateur des amis de Gambetta. Les polémiques furent vives, lorsque John Grand-Carteret reprocha à Arsène Alexandre, auteur, en 1888, de la première monographie sur Daumier, de regretter que celui-ci n’ait pas produit plus de peintures et moins de lithographies, ou lorsque Carlo Rim, en 1928 s’exclama, indigné : « […] à ce compte-là, Ingres devrait être considéré comme un violoniste ! »
Edmond de Goncourt, qui, comme Degas et bien d’autres, préférait Gavarni à Daumier, confie à Arsène Alexandre : « Ce sont les républicains qui ont fait Daumier, et qui l’ont surfait. »

L’intérêt de l’étranger

Malgré la passion de grands collectionneurs français – les Mutiaux, Cognacq, Dreyfus, Loncle, Provost, Passeron – et l’intérêt porté à Daumier par de célèbres marchands comme Loÿs Delteil, les Prouté, Maurice Lecomte et bien d’autres, c’est en Suisse, en Allemagne et aux États-Unis qu’il faut suivre l’étude et la connaissance de Daumier : autour de marchands comme Beyer et Zohn de Leipzig, de Klipstein à Berne ; d’amateurs comme le colonel Wille à Zurich, de Schniewind qui importa sa compétence à Brooklyn et introduisit Daumier dans les collections de l’Art Institute de Chicago, de Werner Horn qui faisait partager sa passion en faisant circuler sa collection de Daumier dans le monde ; de conservateurs comme Balzer, à Dresde ; d’érudits, enfin, comme Werner Hofmann à Hambourg qui lui consacra sa thèse et qui vient de publier un petit livre en français sur Daumier et l’Allemagne. La collection d’Armand Hammer est aujourd’hui visible dans sa fondation de Los Angeles, celle de L. J. Rosenwald, à la National Gallery de Washington. C’est un couple d’amateurs suisses, M. et Mme Noack qui, après avoir rendu leur collection et tout l’œuvre de Daumier accessibles à tous sur Internet avec une immense documentation, lancent une souscription pour l’entretien de sa tombe, longtemps abandonnée à une végétation plus romantique que patriotique, au Père-Lachaise.

Une dette à honorer

En France, Daumier est revenu par la grande porte dans le monde politique avec l’exposition des Parlementaires, tenue en 1996 au Palais Bourbon, grâce au président de l’Assemblée nationale d’alors, Philippe Séguin, alors maire d’Épinal, ville où se tenait chaque année un festival de la caricature politique. Philippe Séguin, qui s’est fait aussi biographe de Napoléon III, ouvre la préface de cette exposition par ce mea culpa : « Les parlementaires ont une dette envers Daumier. » La France commençait alors à payer cette dette : en 1994, Noëlle Lenoir avait créé l’Association des amis de Daumier et, en 1996, une association très active, l’Honoré Daumier-Gesellschaft, était fondée en Allemagne. Ainsi Les Gens de Justice pénétrèrent-ils jusque dans la Cour de cassation.

Avec le concours du musée des Beaux-arts du Canada et de la Phillips collection de Washington, la Réunion des musées nationaux renoua avec Daumier dans l’exposition du Grand Palais de 1999. Depuis le 23 janvier 2002, la statue de Daumier créant Ratapoil, par Tim, offerte par l’Association des amis de Daumier, veille sur nos représentants, à l’entrée de la salle de presse de l’Assemblée nationale. Les caricatures de Daumier, lithographiées sur du papier journal à 3 000 exemplaires, sont devenues trésor national.

Provenance

Cet article est constitué de plusieurs textes du site Daumier et ses héritiers (2008) et a été révisé en 2022.

Lien permanent

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