PERSISTANCE DES RITUELS
  
Quand nous pensons à des photographies de Magnum, nous imaginons des images de vie quotidienne, des instantanés volés au hasard, des formes d'expression qui, en apparence, sont au plus loin des rites et de leur persistance. Mais ce n'est pas tout-à-fait vrai, et pas uniquement parce que la photographie documentaire de Magnum s'est aventurée, au cours des dernières années, dans de nouvelles directions.
Dans les langues indo-européennes, des mots comme "rite" et ses équivalents renvoient à un sens plus ancien, celui d'"ordre". Un rite religieux, dans la plupart des cultures (dans toutes peut-être), est une cérémonie qui se déroule selon un ordre bien arrêté, transmis par la tradition, et qui en assure l'efficacité. Mais les travaux des anthropologues et des sociologues nous ont appris à discerner un noyau cérémoniel, rituel, dans tous les comportements qui rythment la vie des sociétés humaines, de la politique au jeu, de la guerre à la conversation, de l'amour à la convivialité. Nos gestes, même les plus spontanés, sont modelés par des schèmes que nous avons souvent appris, comme la grammaire, sans nous en rendre compte. Les techniques elles-mêmes, selon la définition du grand anthropologue Marcel Mauss, sont "des actes traditionnels efficaces transmis par la tradition" et, en un certain sens, on peut donc les comparer à des rites.
C'est cette forte viscosité culturelle qui aide àcomprendre combien est difficile l'innovation (même si, en dépit de tout, elle reste possible), quel que soit le domaine, social, technologique, artistique, scientifique, religieux. Ensuite, plus tard, sont arrivés les éthologues, qui ont reconnu des rituels de séduction, de défi, de déférence  hiérarchique dans le comportement d'espèces animales les plus variées.

Aujourd'hui, des mots comme "rite" ou "rituel" ne se rapportent plus seulement à la religion, ni même uniquement à l'espèce humaine. Cet élargissement du sens de la notion de rite aide à comprendre les  sensations qui nous saisissent lorsque nous regardons ces photographies. Un groupe de gens affalés sur les pelouses de Central Park évoque irrésistiblement une bande d'otaries étendues sur une plage ; une forêt de signaux routiers hors d'usage, bizarrement entassés, nous projette dans une vraie forêt, faite d'arbres vivants. Le regard apparemment impassible de l'objectif animalise les humains, humanise les animaux, aplanit les frontières entre l'organique et l'inorganique. Nous voyons prendre forme un monde imminent et déjà réel où, comme l'avaient prédit Wells (L'Ile du docteur Moreau) et Boulgakov (Cœur de chien), les rapports entre devenir culturel et devenir biologique sont profondément bouleversés par rapport au passé. Et la vie humaine ne cesse de se prolonger et continuera sur cette lancée, grâce à la sophistication des prothèses,animales ou électroniques.

Jusqu'à quel point ces transformations inouïes vont-elles modifier la persistance des rites, la grammaire de notre être-au-monde ? Tout cela, nous l'observons d'un oeil dépaysé et incrédule. C'est dans ce dépaysement que l'on peut reconnaître le fruit le plus précieux de la photographie. Au cours de son histoire, elle n'a cessé d'osciller entre deux pôles : la dilatation du temps de la vision et sa compression extrême ; l'effort pour faire poser choses et gens frontalement, face à l'objectif, et celui de les saisir en un éclair, à la sauvette. Dans les deux cas, qui ne sont peut-être pas si opposés, émerge le vrai paradoxe de la photographie : transcrire la réalité en montrant son côté inaccessible dans les limites de notre perception, et de ce fait littéralement invisible.
 
Carlo Ginzburg

Professeur d'histoire à UCLA (University of California, Los Angeles).
Parmi ses nombreux ouvrages : Le fromage et les vers ; Mythes, emblèmes, traces ; Le Sabbat des sorcières ; History, Rhetoric, and Proof. Traduit de l'italien par Eric Hazan.