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La Vierge alitée, les sages-femmes lavant l’enfant Jésus et arrivée des bergers dans la chambre de naissance

Livre d’heures à l’usage de Rome
La Vierge alitée, les sages-femmes lavant l’enfant Jésus et arrivée des bergers dans la chambre de naissance
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Ce livre d’heures à l’usage de Rome a, selon toute vraisemblance, été réalisé pour Jean sans Peur, duc de Bourgogne (1404-1419), dont l’écu et les emblèmes figurent sur le folio représentant saint André, patron de la Bourgogne (fol. 172v.). Le lion prêt à se jeter sur un loup dans la marge de la cour céleste (fol. 195v.) est une allusion à l’hostilité qui régnait entre Jean sans Peur (le lion) et son cousin Louis d’Orléans (le loup) lors de la fameuse querelle des Armagnacs et des Bourguignons, qui devait entraîner l’assassinat de Louis en novembre 1407, à l’instigation du duc de Bourgogne. Par ailleurs, la présence, rare, de saint Léonard (fol. 164v.), patron des prisonniers, dans les suffrages fait sans doute référence à la longue captivité de Jean, tombé entre les mains des Turcs après la défaite de Nicopolis, en septembre 1395. Un thème encore doit retenir notre attention : le Chevalier au cygne, Lohengrin, fils de Parsifal, dans le bas de page de la Pentecôte (fol. 28v.). Le sujet, très en vogue chez les ducs de Clèves, qui prétendaient descendre de cette lignée, a été diversement interprété : pour les uns, il aurait figuré dans un manuscrit que Jean sans Peur destinait à sa fille Marie de Bourgogne, épouse d’Adolphe IV de Clèves. Pour d’autres, il indiquerait plutôt un cadeau du gendre à son beaupère. En tout état de cause, le duc de Bourgogne occupe une place centrale dans la genèse de cet étonnant manuscrit. La présence du niveau de maçon comme emblème ducal offre une précieuse borne chronologique : on sait qu’il ne fut adopté par Jean qu’au début de l’année 1409.
Le livre est ouvert sur la superbe représentation de saint Christophe, l’un des vingt-six saints honorés dans les suffrages. Selon la tradition, popularisée par la Légende dorée de Jacques de Voragine, ce géant, converti à la foi chrétienne par un ermite, s’était découvert une vocation de passeur et aidait les voyageurs à traverser une rivière crainte pour ses flots impétueux. Il répondit un jour à l’appel d’un enfant qui lui demandait d’effectuer la traversée sur ses épaules, mais le fleuve se mit à gonfler et l’enfant à peser de plus en plus lourd, au point que le géant, croulant sous le fardeau, parvint difficilement à l’autre rive. Arrivé à bon port, le singulier voyageur révéla son identité : c’était le Christ lui-même qui venait d’éprouver son serviteur. L’enlumineur a ponctué ce récit de détails anecdotiques qui n’apparaissent pas dans la Légende dorée. Ainsi, l’ermite, dans le coin supérieur droit, donne de la lumière au géant, à l’aide d’une lanterne, tandis qu’un homme, sur un bateau amarré à l’autre rive, observe la scène. Sorti de sa tanière creusée dans le roc, un ours de couleur blanche assiste également au spectacle, tandis qu’un hibou perché dans un arbre lui fait face en ignorant totalement les efforts de saint Christophe.
Le miniaturiste, que nous proposons d’appeler « Maître du livre d’heures de Jean sans Peur » et qui n’est connu que pour l’enluminure de deux manuscrits – outre celui-ci, un livre d’heures à l’usage d’Arras conservé à New York (PML, ms. M. 439) –, dépend encore largement de modèles et de formules stylistiques en usage chez les enlumineurs pré-eyckiens actifs à Bruges au début du 15e siècle. Le saint Jean Baptiste des Heures de New York (fol. 21v.), par exemple, est une réplique presque exacte de celui d’un livre d’heures à l’usage de Rome (Rouen, BM, ms. 3024 (Leber 137), fol. 102v.), attribué au groupe dit de Glasgow-Rouen. Certains dallages (fol. 160v.), parfois à motifs de grecques (fol. 204v.), et l’habitude de les ombrer au point de jonction avec les fonds ornés de motifs géométriques sont également fréquents dans la production brugeoise, qui met aussi en œuvre des encadrements en trompe-l’œil ponctués de quadrilobes (fol. 164v.). L’une des caractéristiques les plus saillantes des miniatures du livre d’heures parisien est la façon organique dont elles outrepassent largement leur cadre : l’excroissance rocheuse et l’ermitage du saint Christophe en sont un exemple éloquent. Une force vitale comparable anime la figure monumentale de Christophe, dans un drapé ample, encore très souple et conforme aux formules maniérées du gothique international. Mais son visage broussailleux à la chevelure en bataille constituée d’amples mèches bouclées, ses genoux noueux, son bras droit enveloppé dans une manche tordue sur elle-même, tous ces éléments sont modelés avec une grande puissance, qui confère au personnage une étonnante présence physique. En bon peintre, le maître anonyme profite de toutes les surfaces pour animer sa composition. Les flots sont striés de ridules bleues évoquant la force du courant ; le ciel pointilliste, moucheté d’un glacis rose, fait écho au vêtement du géant et confère à la scène une ambiance de fin des temps. De légères touches rouges, dans le bâton de Christophe et le chaperon du marin, enflamment discrètement l’harmonie subtile des roses et des bleus, couleurs qui dominent dans une décoration marginale au demeurant très sobre.
Le Maître du livre d’heures de Jean sans Peur représente, selon nous, la génération précédant directement celle des Maîtres de Guillebert de Mets, avec lesquels on l’a souvent confondu. Si ces derniers empruntent à leur aîné des compositions et des éléments de décor et d’ornement, ils n’ont pas assimilé leur utilisation éminemment tactile et sensible du pinceau. Leurs personnages ont perdu en corps et en présence et apparaissent bien plats au regard de leur prédécesseur. En outre, les Maîtres de Mets puisent désormais amplement dans le répertoire des enlumineurs parisiens, en particulier dans celui du Maître de Boucicaut, dont ils copient parfois littéralement certaines compositions. Le lien avec la tradition proprement flamande ne semble plus subsister qu’indirectement, à travers les modèles du Maître de Jean sans Peur, comme en témoigne par exemple le saint Jean Baptiste de Cambridge (G&C Coll., ms. 241/127, p. 106).
Dans les Heures de New York, le Maître de Jean sans Peur collabore avec Jean Semont, un enlumineur tournaisien actif jusque vers 1414. Les deux maîtres utilisent un vocabulaire ornemental proche et un type de prolongements marginaux très souples, aux vignettes peuplées de dragons qui, s’ils ne sont pas du même père, appartiennent en tout cas à la même famille. Une troisième main, celle d’un suiveur, réalise la synthèse des deux styles. Ce travail partagé pose la question du lieu d’activité du Maître du livre d’heures de Jean sans Peur. Ses liens avec le milieu brugeois, où il fit peut-être son apprentissage, sa relative indifférence à l’art français de son époque, certaines particularités du texte (les litanies, par exemple) font plutôt pencher la balance en faveur de Gand que de Tournai.
Il reste indéniable cependant que, même s’il était Gantois, cet enlumineur exceptionnel et ceux qui le suivirent, entretenaient des liens professionnels étroits avec leurs confrères tournaisiens.

 Bibliothèque nationale de France

  • Date
    Entre 1409 et 1419
  • Lieu
    Pays-Bas méridionaux, Gand (?)
  • Auteur(es)
    Les maîtres de Guillebert de Mets, enlumineurs
  • Description technique
    Parchemin, II + 252 + I fol., environ 140 × 103 mm, 28 miniatures à pleine page, 12 médaillons, 1 initiale historiée
  • Provenance

    Paris, Bibliothèque nationale de France, Mss, NAL 3055, fol. 89v.

  • Lien permanent
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