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Les portraits dans l’œuvre de Fouquet

Le nouvel art du visage inventé par Fouquet correspond à une véritable révolution : il libère le portrait de la représentation conventionnelle et standardisée de personnages proposés à la dévotion (les saints, le Christ, la Vierge) et cherche, à travers la peinture plus réaliste des traits, à saisir quelque chose de l’identité singulière de chaque être.

Tous les tableaux connus de Fouquet sont ou contiennent des portraits. Certains ont disparu, d’autres ne lui ont été que tardivement attribués. Enfin, leur datation (en fonction de la nature du support, du style de l’œuvre, du costume, du modèle, etc.) a souvent fait l’objet de longs débats. La clientèle de Fouquet est éblouissante : mis à part les deux chanoines inconnus figurés en prière l’un, à côté de saint François en extase dans le livre d’Angers, l’autre dans la Pietà de Nouans, ses commanditaires en effet ont été tour à tour un pape, un légat pontifical, deux rois de France, une maîtresse royale et les plus hauts dignitaires de l’État.

Les œuvres majeures

Le premier portrait connu est celui de Gonella (1440 ? ), mais son attribution à Fouquet ne fait pas l’unanimité. Paradoxalement, le premier portrait assuré de l’artiste – et pour certains sa première œuvre – a disparu. Le portrait du pape Eugène IV, peint entre 1440 et 1446, est en effet aujourd’hui perdu. Son existence est attestée par deux témoignages du 15e siècle et son souvenir transmis par deux copies, partielles, du siècle suivant. Conservé au Louvre, le portrait de Charles VII est une heureuse synthèse des influences de l’école flamande et de l’école italienne inscrite dans la tradition gothique, mariant le souci du détail réaliste et le sens de la composition (1450-1455). Le diptyque de Melun montre Étienne Chevalier et son saint patron en prière devant une Vierge à l’Enfant entourée d’anges (1452-1455). L’autoportrait de Fouquet sur émail provient vraisemblablement du diptyque de Melun. Deux dessins semblent plus tardifs : celui d’un légat du pape et celui de Guillaume Jouvenel des Ursins ; ce dernier sert d’étude pour un grand portrait d’apparat daté de 1460. Le portrait de l’homme au chapeau, dont l’attribution à Fouquet a suscité de nombreux débats, est la saisissante effigie d’un homme au visage émacié, au regard perçant : il pourrait être l’œuvre la plus tardive conservée de Fouquet et représenter un portrait du roi Louis XI, à la fin de sa vie.

L’apport de l’artiste

Pour comparer ces portraits et mesurer l’apport de l’artiste, il importe bien sûr de prendre en compte le genre auquel chacun appartient et par conséquent sa destination : celle-ci n’est pas la même, pour une étude préparatoire, réalisée, sans doute assez vite, face à un modèle, et une œuvre définitive. La conception du portrait achevé diffère à son tour considérablement selon qu’il s’agit d’une œuvre officielle, exposée dans un lieu public (et destinée à véhiculer, dans le cas du grand portrait de Charles VII, une certaine conception du pouvoir royal à un moment donné), d’une petite effigie à usage domestique, ou encore d’un portrait de donateur en prière, présenté ou non par son saint patron, sur le volet d’un diptyque ou d’un triptyque, sur un grand retable, en frontispice ou intégré à une scène peinte à l’intérieur d’un manuscrit. L’autoportrait de Fouquet, autrefois en évidence sur le cadre du diptyque de Melun, occupe manifestement une place à part puisqu’il a surtout valeur de signature. Il ne faudrait pas non plus négliger les nombreux portraits, pour nous anonymes, qui peuplent, aux côtés des souverains, certaines scènes enluminées, en particulier Le Lit de justice de Vendôme, les différentes cérémonies narrées dans les Grandes Chroniques de France, ou la représentation imaginaire d’un chapitre de l’ordre de Saint-Michel : les contemporains identifiaient sans doute aisément tel ou tel dans ces assemblées de dignitaires si puissamment individualisés. Qui pouvait bien être, par exemple sur le frontispice du Boccace, cet homme âgé, coiffé d’un bonnet de fourrure, le sourire un peu grimaçant, que l’artiste a mis en évidence au premier plan sur la gauche et dont Pächt a fait grand cas pour étayer son attribution de Gonella à Fouquet ? Le personnage plus jeune, figuré cette fois presque en marge, à l’extrême droite de la composition, qui semble se détourner de la scène et fixer le spectateur, serait-il le peintre lui-même ? La petite taille du visage et la différence de technique avec le médaillon du Louvre rendent la comparaison difficile. Des effigies sacrées peuvent aussi avoir été exécutées à partir de modèles vivants : ainsi la Vierge d’Anvers serait-elle inspirée par Agnès Sorel. Fouquet a d’ailleurs prêté les traits de Charles VII au premier mage des Heures Chevalier.

Des formules adaptées à la psychologie du modèle

Loin de s’en tenir à une formule unique et traditionnelle, Fouquet au contraire imagine, en fonction de chaque commande précise, la formule qui conviendra le mieux à la psychologie du modèle, à sa condition, et imposera au spectateur l’image souhaitée : une présentation en plan serré, à peine biaisée, pour accentuer l’expressivité du buste et la connivence du regard chez Gonella, un torse développé en hauteur et en largeur, cette fois résolument de trois quarts, une composition pyramidale, fermée par l’horizontale des bras accoudés, pour l’austère et monumental portrait d’Eugène IV, une frontalité symbolique et une certaine abstraction formelle pour expliciter, dans le cas de Charles VII, la dimension politique de l’image. La diversité est tout aussi stupéfiante pour les donateurs en prière : le chanoine anonyme de Nouans, impressionnante statue en pied magnifiée par la blancheur du somptueux surplis, occupe tout un pan du tableau ; les mains jointes selon le même axe que celles de la sainte femme voisine, il est un des acteurs du drame parmi d’autres, alors qu’au contraire le chanoine âgé du livre d’heures d’Angers, étrange témoin de la stigmatisation de saint François, semble plutôt avoir une vision intérieure de la scène. C’est dans la représentation de donateurs en oraison devant la Vierge à l’Enfant que l’imagination du peintre fait merveille : qu’il s’agisse de tableaux sur bois ou de manuscrits, il adopte le principe du diptyque. En frontispice d’un livre d’heures, commanditaire et groupe sacré se font vis-à-vis sur les deux pages ; leur position respective peut varier, hiérarchique, comme dans les diptyques de Rogier van der Weyden, pour Simon de Varye, placé à gauche de la Vierge (à droite pour nous), mais c’est plus souvent l’inverse qui l’emporte, comme le prouvent les exemples du diptyque de Melun, des Heures d’Étienne Chevalier et du Portrait de Jouvenel des Ursins. Certains commanditaires sont admis dans l’espace céleste, tel Étienne Chevalier dans les heures de Chantilly, se tenant, grâce à l’intercession de son saint patron, aux côtés des anges, devant la Vierge et l’Enfant : tous évoluent au sein d’un même lieu dont l’unité d’une page à l’autre est soulignée par la continuité du carrelage, du tapis et du portique.

Les partis pris

Si on compare les effigies de Fouquet à celles de Van Eyck qui ont tendance, à première vue du moins, à toutes se ressembler par la présence d’un même fond neutre, les proportions voisines des modèles et leur pose, l’impression est au contraire celle d’une grande diversité. Pourtant, le peintre français demeure lui aussi profondément attaché à certains partis, propres au genre du portrait. Sa méthode, par exemple, pour éclairer un visage de trois quarts demeure inchangée, sauf quand le personnage prend place dans une scène qui doit conserver une unité optique. Comme chez Robert Campin, c’est la masse de la joue en vue qui est illuminée – une masse d’autant plus large que la distance entre l’œil et l’oreille est exagérée, que la pointe du nez est souvent proéminente par rapport au contour du visage –, pour laisser au contraire dans l’ombre la partie en raccourci. Il résulte de ce procédé, opposé à celui de Van Eyck, une opposition énergique entre les deux côtés du visage, une sensation très localisée de volume, assortie d’un aplatissement de la figure contre le fond.

La prise de conscience de l’individu

Il faut sans doute porter au crédit de Fouquet cette conception nouvelle du portrait, qui consiste désormais à ne plus appréhender un modèle uniquement sous l’angle de son individualité physique et psychologique mais aussi sous celui de sa fonction ou de son statut social. Ce n’est pas un hasard si les grands portraits de Fouquet surgissent dans une France où s’affirment une prise de conscience individuelle ainsi qu’une forte détermination à sortir des crises et de la guerre et le désir, pour certains bourgeois promus aux plus hautes charges de l’État, d’afficher leur ascension spectaculaire. De toute évidence, l’artiste s’est imposé, auprès des « grands » de ce monde, souverains et notables, comme le plus apte à traduire ces aspirations nouvelles. De sa part, la performance est d’autant plus impressionnante qu’il renonce parfois à accompagner le modèle des accessoires de sa fonction, et que seule la majesté de son attitude, son énergie intérieure, certes combinées à la présence d’un décor « signifiant », suggèrent sa véritable condition : Eugène IV, Charles VII, Jouvenel des Ursins portent un costume ordinaire et Louis XI, au centre de la cérémonie de l’ordre de Saint-Michel, ne se distingue des chevaliers qui l’entourent que par l’autorité de la pose et la forte caractérisation de ses traits. À l’inverse, il n’hésite pas à vider la minuscule figure du roi Charles VII, point d’aboutissement symbolique du Lit de justice de Vendôme, de toute individualité, à la fondre dans l’espace environnant en la revêtant du même azur royal que le trône et le dais. Le cas du portrait peint de Jouvenel est à cet égard intéressant : de l’étude préparatoire au tableau, on assiste à une certaine forme de « dépersonnalisation » ; le visage perd en effet dans l’effigie définitive de son acuité physionomique, de sa spontanéité, le torse de sa matérialité, pour que, d’emblée, s’impose, par le biais d’une fusion stupéfiante entre le personnage et un arrière-plan foisonnant d’emblèmes – véritable attribut à lui tout seul –, l’image, presque abstraite, de cette parfaite réussite sociale. Si le talent d’un portraitiste peut se mesurer à sa capacité de concilier deux exigences contradictoires, la description des particularités individuelles et celle d’un type, alors, assurément, Fouquet figure parmi les plus grands.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

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