Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Fouquet peintre de l’histoire

Fouquet n’est pas seulement un maître dans l’histoire de l’art français, il est aussi le premier peintre d’histoire à l’origine d’une lignée qui compte Poussin et Le Brun au 17e siècle, David et Ingres au 19e siècle.

Le premier peintre d’histoire

Bataille menée par les Hébreux contre les Cananéens
Châtiment de Coré
Bataille menée par les Hébreux contre les Cananéens
Châtiment de Coré

L’enluminure de manuscrits historiques, comme les Grandes Chroniques de France, Les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, Des cas des nobles hommes et femmes de Boccace, ou encore l’Histoire ancienne jusqu’à César et les Faits des Romains, constitue une grande partie de l’œuvre de Fouquet. Ces cinq textes étaient bien connus dans les bibliothèques de cour, à la fin du Moyen Âge. Jean de Berry, par exemple, possédait au moins une copie de chacun de ces textes.

Au 15e siècle, la distinction entre profane et sacré n’existe pas. Fouquet enlumine des manuscrits historiques pour la même clientèle de cour qui lui commande des portraits et des manuscrits de dévotion : le Boccace est enluminé pour Laurens Girard, contrôleur des finances et gendre d’Étienne Chevalier ; le Flavius Josèphe, pour Jacques d’Armagnac, duc de Nemours ; les Grandes Chroniques de France, probablement pour Charles VII.

Fouquet traducteur et glossateur

La traduction des textes en français

Les collectionneurs de livres du 15e siècle préféraient le français au latin : tous les livres historiques de Fouquet sont en français. Laurent de Premierfait traduisit le De casibus virorum illustrium de Boccace pour le duc de Berry ; le texte grec de Flavius Josèphe avait été traduit en latin au début du Moyen Âge, puis le texte latin fut à son tour traduit en français vers 1400. Les Grandes Chroniques de France, l’Histoire ancienne et les Faits des romains furent d’abord publiés en français, tout en restant eux aussi grandement tributaires des sources latines antérieures.

À de rares exceptions près, les originaux latins de ces textes n’avaient pas été illustrés. L’illustration accompagnant la traduction fut comme elle un moyen d’adapter le texte aux souhaits et aux exigences de ce nouveau public. En outre, une traduction n’est jamais neutre : les traducteurs médiévaux ont souvent ajouté des commentaires au texte original pour en faciliter la compréhension par le nouveau public. Dans sa traduction du De casibus, par exemple, Premierfait a longuement explicité les allusions historiques de Boccace, au point de largement doubler la longueur du texte latin. La traduction de Premierfait était une glose, et les peintures historiques de Fouquet jouèrent un rôle identique.

Un commentaire de l’actualité

Le Lit de justice de Vendôme
Le Lit de justice de Vendôme |

© Bayerische Staatsbibliothek München

Le frontispice peint par Fouquet pour le Boccace offre un excellent exemple de la manière dont ses images peuvent gloser le texte qu’elles illustrent. Le texte de Boccace est un immense recueil qui montre le rôle de Fortune dans la vie des hommes et des femmes célèbres, d’Adam et Ève jusqu’à Jean le Bon. Cependant, la peinture-frontispice de Fouquet repose non pas sur le texte, mais sur l’actualité puisqu’elle représente le procès de Jean, duc d’Alençon, qui eut lieu peu avant l’achèvement du manuscrit, en 1458. Tel que le dépeint Fouquet, le lit de justice dressé à Vendôme est d’une symétrie appuyée. Les bancs et les tapisseries forment les orthogonales qui créent un espace convaincant, tandis que l’alternance de panneaux rouges, verts et blancs  les couleurs de Charles VII  produisent un effet de variété et indiquent l’échelle. Dans ce cadre, les personnages apportent un écho organique à l’architecture, leurs capuches blanches et leurs lisérés d’hermine faisant figure d’équivalent plus libre, plus syncopé, des orthogonales linéaires. Par-dessus tout, en plein centre, trône le roi, impassible et serein, la hauteur du point de vue du tableau ne faisant que souligner sa position surélevée. Égayant l’uniformité par la diversité, et l’ordre par l’accident, Fouquet met en scène un seul moment du jugement, mais ce moment révèle un ordre durable. La gravité monumentale de la composition en fait, pour le 15e siècle, le plus puissant portrait d’un roi et de sa cour.

Le prologue du traducteur

À la manière d’un prologue du traducteur, le frontispice de Fouquet souligne combien le texte de Boccace garde son intérêt ; il explique au spectateur que Fortune continue d’agir sur la vie des hommes, le lien de Jean d’Alençon avec Fortune étant évident. Son procès a en effet marqué une chute spectaculaire pour le duc, pair de France, jadis compagnon de Jeanne d’Arc, qui avait assisté au couronnement de Charles VII : le voici maintenant privé de son titre et jeté en prison, sa vie à la merci du roi. Le roi incarne ainsi Fortune, un thème courant dans la littérature de cour contemporaine, qu’on retrouve dans Le Jouvencel de Jean de Bueil, amiral de France du temps de Charles VII. Mais le roi lui-même est soumis à Fortune : comme il a triomphé d’énormes difficultés au début de son règne, Charles a été surnommé par ses contemporains « le Fortuné ». C’est ainsi que le représente Fouquet, trônant au sommet de la chambre tel un roi tout en haut de la roue de la Fortune. Transposant le texte de Boccace, le frontispice de Fouquet est l’équivalent pictural du Temple de Boccace de Georges Chastellain, où ce dernier décrit le rôle de Fortune dans la vie de ses contemporains, dont Charles VII et Jean d’Alençon.

Comprendre le présent à la lumière du passé

Construction du Temple de Jérusalem
Construction du Temple de Jérusalem |

© Bibliothèque nationale de France

Prise de Jérusalem par Nabuchodonosor
Prise de Jérusalem par Nabuchodonosor |

© Bibliothèque nationale de France

La grande scène du jugement rappelait au spectateur qu’étudier le passé pouvait l’aider à comprendre le présent, tout comme le prologue des Grandes Chroniques de France affirmait que l’histoire apprenait aux souverains à gouverner. Certaines miniatures de Fouquet apparaissent comme une glose contemporaine évidente d’événements lointains du passé. Dans le Flavius Josèphe, par exemple, Fouquet peint le Temple de Jérusalem sur le modèle de la cathédrale Saint-Gatien de Tours, et il place le siège de Jéricho par Josué sur les rives d’un Jourdain qui ressemble à s’y méprendre à la Loire.

Prise de Jéricho
Prise de Jéricho |

Bibliothèque nationale de France

Ces anachronismes délibérés ne sont pas une simple modernisation du texte antique : ils créent une analogie remarquable entre les Hébreux de Flavius Josèphe et les Français du temps de Fouquet. Or cette analogie n’est pas une invention du peintre car, à la fin du Moyen Âge, on parlait souvent des Français comme du « nouveau peuple élu de Dieu ». Dans sa peinture du sac de Jérusalem par Nabuchodonosor, Fouquet représente encore le Temple sur le modèle de la cathédrale de Tours, mais cette fois il est la proie des flammes. En représentant le Temple dévasté sous la forme d’un édifice français contemporain, Fouquet faisait écho aux écrivains français qui usaient de l’imagerie biblique pour déplorer les calamités de la guerre de Cent Ans. Ainsi, Jean Jouvenell des Ursins, archevêque de Reims et frère du mécène de Fouquet, Guillaume Jouvenel des Ursins, pleura la France en ruines en citant les Lamentations de Jérémie sur Jérusalem.

Une réponse actuelle au texte historique

Dans les Grandes Chroniques de France, certaines peintures apparaissent aussi comme une réponse actuelle au texte historique. Par exemple, le second livre, consacré à Philippe Auguste, évoque ses victoires sur les Anglais à Tours et au Mans. La plupart des manuscrits qui illustrent ce chapitre montrent simplement le roi assiégeant une ville quelconque. Fouquet, en revanche, identifie la ville de Tours en représentant l’église Saint-Martin, le monument le plus imposant de la ville.

Henri Ier à la bataille / Prise de Tours en 1044
Henri Ier à la bataille / Prise de Tours en 1044 |

Bibliothèque nationale de France

Divers facteurs ont pu le conduire à choisir Tours : la victoire de Philippe Auguste avait précédé le siège du Mans, ce qui faisait de Tours une localisation assez vraisemblable. Fouquet était aussi « natif de Tours », qu’il connaissait bien, et probablement était-il fier de la plus célèbre de ses églises. Cependant, l’image rappelle aussi la venue plus récente du roi devant la ville : fuyant en 1418 le massacre des Bourguignons à Paris, le dauphin Charles assiégea Tours et remporta là l’un des premiers succès qui l’aidèrent à imposer son autorité sur la vallée de la Loire. La ville apparaît de nouveau dans la peinture qui débute la vie de Henri Ier. Comme Charles VII, Henri Ier avait été désavoué par sa mère et, dans son combat pour faire valoir ses titres sur le trône, il avait remporté l’un de ses premiers succès à Tours, que Fouquet peint à l’arrière-plan, avec de nouveau l’abbaye Saint-Martin qui domine les murs de la ville. Les deux images de Tours soulignent les titres historiques des rois de France sur la ville, que Charles VII ne manqua pas de faire valoir au début de son règne.

Une lecture picturale de l’histoire

Philistins emportant l’Arche d’Alliance Bataille de Gelboé
Philistins emportant l’Arche d’Alliance Bataille de Gelboé |

Bibliothèque nationale de France

David et l’Amalécite
David et l’Amalécite |

Bibliothèque nationale de France

Outre qu’elles soulignaient la résonance contemporaine de certains événements historiques, les peintures de Fouquet pouvaient aussi guider le lecteur en lui signalant les moments essentiels de l’histoire. C’est évident pour le Flavius Josèphe, où chaque peinture-frontispice représente un moment crucial, souvent en relation avec la miniature qui précède et avec celle qui suit. Ainsi, le livre VI s’ouvre sur une représentation de la mort de Saül ; dans la miniature du livre VII, on retrouve cette scène, à l’arrière-plan cette fois, tandis qu’au premier plan David pleure Saül. Salomon, le fils de David, apparaît dans la miniature suivante : il supervise la construction du Temple ; deux miniatures plus loin, au livre X, on voit la destruction du Temple. En fait, le Temple devient presque un acteur historique à part entière et, apparaissant dans cinq des douze miniatures de Fouquet, il assure une unité de lieu et de thème. Les images de Fouquet créent donc un authentique cycle pictural ; familier de l’histoire biblique dans ses grandes lignes, Jacques d’Armagnac pouvait suivre Les Antiquités judaïques à travers les images de Fouquet, plutôt que dans le texte de Flavius Josèphe.

Fouquet historien

Hommage d’Édouard Ier à Philippe le Bel
Hommage d’Édouard Ier à Philippe le Bel |

Bibliothèque nationale de France

La réussite de Fouquet ne tient pas aux événements qu’il représente, mais à la manière dont il les représente, à son style. Les propriétés formelles de ses peintures rehaussent en effet le sens des livres qu’il a illustrés.

L’information par l’image

Entrée de Charles V à Paris
Entrée de Charles V à Paris |

© Bibliothèque nationale de France

Charles V le Sage et l’empereur Charles IV
Charles V le Sage et l’empereur Charles IV |

© Bibliothèque nationale de France

Avant tout, les peintures de Fouquet rendent le passé vivant, tangible et agréable à voir. Ces qualités visuelles étaient importantes parce que les mécènes de Fouquet vivaient dans un monde où le paraître était riche de sens ; ils étaient formés à apprécier la beauté visuelle des événements historiques. Ce sens aigu du paraître déclencha une soif d’information visuelle que les chroniqueurs contemporains s’efforcèrent d’assouvir. Relatant les entrées royales, notamment, Chartier et Le Bouvier dressent de véritables inventaires, indiquant qui était présent, dans quel ordre les participants chevauchaient et comment chacun était vêtu. Mais les mots étaient incapables de rendre de tels spectacles ; leur prolixité même trahit l’échec des descriptions verbales. Constater l’incapacité à dire devint même un lieu commun rhétorique.

En revanche, les tableaux de Fouquet répondaient à la demande d’information visuelle que les textes ne comblaient, au mieux, qu’imparfaitement. Retraçant le couronnement de Philippe Auguste, les Grandes Chroniques de France se contentent de donner la liste des grands personnages présents – en particulier le roi d’Angleterre Henri II, qui tenait la couronne. Comme le texte, la peinture de Fouquet identifie ceux qui participent à la cérémonie : la robe d’Henri II, par exemple, porte les léopards héraldiques du duc de Normandie. Mais la miniature rend aussi la cérémonie impressionnante visuellement. De même, la manière dont Fouquet peint Charles V accueillant l’empereur Charles IV rend mieux qu’aucun texte l’attrait visuel de la diplomatie médiévale. Montés sur des chevaux qui portent les armes de la France, les deux souverains se détachent en silhouette sur les murs de Paris ; légèrement inclinés l’un vers l’autre, ils se serrent la main. Chacun est accompagné d’une escorte princière pareillement costumée et qui équilibre la composition à gauche comme à droite : vraiment une « moult noble chose a veoir ». Attentif aux besoins visuels de son public, Fouquet recourt même à une minutieuse chorégraphie pour représenter des batailles rangées, comme celle de l’Histoire ancienne entre Romains et Carthaginois.

Un souci de vraisemblance

La vraisemblance était pour Fouquet aussi importante que la beauté, et sa maîtrise de l’espace et de la lumière conférait à ses peintures un réalisme puissant. De même que ses tableaux de dévotion permettaient à ses mécènes de converser avec le divin, ses peintures du passé permettaient à ceux qui les voyaient d’être les témoins de l’histoire. Témoigner était un aspect essentiel de l’historiographie à la fin du Moyen Âge : les chroniqueurs contemporains prenaient grand soin de préciser quand ils avaient vu les événements qu’ils racontaient et quand ils avaient consulté des témoins oculaires. On comprend mieux les commentaires récurrents sur l’aspect visuel des événements dans les chroniques quand on connaît l’importance accordée au fait d’en avoir été réellement témoin ; les détails visuels inclus dans le récit d’un événement impliquent la présence du chroniqueur sur place. Fouquet aussi donnait à ses peintures le caractère d’un récit de témoin oculaire. Dans la scène du lit de justice, par exemple, il inclut un autoportrait : debout dans la foule, sur la droite du cadre, le personnage solitaire qui regarde le spectateur n’est autre que l’artiste ; à l’instar des chroniqueurs contemporains, Fouquet affirme ainsi qu’il était sur place et que son témoignage visuel est donc digne de foi.

Le réalisme

Pompée dans le Temple de Jérusalem
Pompée dans le Temple de Jérusalem |

© Bibliothèque nationale de France

Couronnement impérial de Charlemagne
Couronnement impérial de Charlemagne |

Bibliothèque nationale de France

Peut-être Fouquet était-il bel et bien présent à Vendôme. Le tableau est conforme à ce que nous savons du jugement par d’autres sources. Néanmoins, l’insistance de Fouquet sur l’exactitude de ses peintures se manifeste aussi dans des représentations d’événements qui ont eu lieu longtemps avant sa naissance. Dans le Flavius Josèphe, par exemple, les colonnes torsadées qui dominent l’image de l’intérieur du Temple sont calquées sur les colonnes de l’ancien sanctuaire de Saint-Pierre de Rome, que Fouquet avait dû dessiner au cours de son séjour dans la ville. Anachroniques à nos yeux, ces colonnes paraissaient bel et bien venir du Temple au 15e siècle. Lors de son séjour romain, Fouquet avait fait aussi une esquisse de la nef de Saint-Pierre ; il s’en servit, en illustrant les Grandes Chroniques de France, pour mettre en scène le couronnement impérial de Charlemagne dans l’ancienne basilique chrétienne, conformément au texte. Fouquet se livra à une recherche analogue dans son pays même : comme l’ont montré François Avril et Marie-Thérèse Gousset, son portrait de Bertrand Du Guesclin dans les Grandes Chroniques s’accorde avec le gisant du héros à Saint-Denis, dont il est probable qu’il s’inspira. Malgré les anachronismes, intentionnels ou non, de son œuvre, Fouquet est aussi un archéologue avant l’heure.

Les exigences de l’historien

Pour apprécier sa contribution aux livres qu’il enlumina, rappelons que la racine grecque du mot « histoire » signifie « enquêter ». L’enquête de Fouquet sur les apparences du passé lui a valu d’être appelé non pas simplement « peintre d’histoire », mais « historien ». Ce titre est d’autant plus justifié que, depuis le temps d’Hérodote et de Thucydide, l’historien a eu une double tâche : relater le passé sous une forme à la fois exacte et plaisante. En comblant les yeux comme l’esprit de ses mécènes, les peintures de Fouquet satisfaisaient à cette double exigence.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

Lien permanent

ark:/12148/mmdqjwxw4rb6x