Un œil déjà moderne sur le paysage urbain
Pas plus que le paysage rural, le paysage urbain n’est figuré dans l’iconographie médiévale. Les premières évocations pittoresques de la ville datent du début du 14e siècle. De premiers panoramas de Paris apparaissent dans des manuscrits comme le Bréviaire de Louis de Guyenne.
Panoramas de Paris

Saint Jacques le Majeur
Fouquet a transposé le martyre de saint Jacques sur Montmartre. On aperçoit dans le lointain Paris, de Notre-Dame à la tour de Nesle, vu du Nord. Sur l’ordre d’Hérode Agrippa et en présence d’Abiathar le grand prêtre, d’un dignitaire et de la foule, saint Jacques et Josias, un scribe qu’il vient de baptiser, vont être décapités. Au premier plan, un subalterne craintif tend l’épée au bourreau qui calcule à la fois son élan et le poids de l’épée. Dans la partie inférieure, des putti porteurs d’écus au chiffre d’Étienne Chevalier sont assis sur un sarcophage où quatre bas-reliefs dorés évoquent le miracle d’un pendu injustement condamné, qui fut sauvé et réhabilité par saint Jacques.
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Dagobert Ier réfugié à Saint-Denis
Après avoir coupé, par vengeance, la barbe et les moustaches de son maître Sadragésile, et craignant le courroux de son père, Dagobert Ier se réfugie à Saint-Denis. La protection des saints Denis, Rustique et Éleuthère empêche les sergents du roi Clotaire de pénétrer dans la chapelle des trois martyrs située à quelques lieues de Paris.
© Bibliothèque nationale de France
© Bibliothèque nationale de France
C’est ce même panorama parisien que l’on retrouve entre 1452 et 1460 dans les Heures d’Étienne Chevalier, en arrière-plan du martyre de saint Jacques le Majeur, puis vers 1460 dans le Songe de Dagobert des Grandes Chroniques de France. La scène est censée se passer dans le village de Catulliacus, nom primitif de la ville de Saint-Denis, dans une chapelle érigée sur le lieu de sépulture du premier évêque de Paris et de ses compagnons. C’est donc le côté nord de la capitale que Fouquet a représenté sur toute la largeur de la miniature depuis Notre-Dame, à gauche, jusqu’à la tour de Nesle, à droite. Toutefois, le fait que la cathédrale soit légèrement située de trois quarts par rapport au spectateur laisse supposer que les hauteurs de Montmartre sont le point de vue choisi. Sans doute est-ce pour accentuer l’impression d’éloignement que l’artiste a simplifié l’enceinte et supprimé les constructions bâties à l’extérieur des remparts. Adapter une telle largeur d’horizon à l’espace restreint de la peinture a obligé l’artiste à interpréter la réalité et à tronquer certaines perspectives pour aboutir à une sorte de panorama condensé pourvu des points de repère majeurs qui permettent de reconnaître facilement Paris mais qui laissent aléatoire une identification détaillée. Il est cependant possible, à l’aide de plans restituant la topographie parisienne du 15e siècle, d’identifier les principaux édifices.
Vues de Notre-Dame

La Déploration du Christ mort
Devant une vue de Paris d’où surgit Notre-Dame, Marie est assise au pied de la Croix. Elle lève les bras au ciel en contemplant le corps de Jésus reposant sur ses genoux. Un disciple soutient la tête du Christ. La douleur marque les visages de Nicodème et de Joseph d’Arimathie qui ont apporté des aromates pour l’embaumement. Saint Jean, Marie Madeleine et les saintes femmes sont en prière. En contrebas, près d’un sarcophage entrouvert, deux anges présentent les instruments de la Passion. La lance et l’éponge dépassent du cadre de la miniature.
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

La Descente du Saint-Esprit
Fouquet a resitué l’épisode du Nouveau Testament évoquant la descente du Saint-Esprit sur les fidèles assidus à la prière, dans un paysage parisien. L’assemblée est placée au niveau de l’Hôtel de Nesle depuis un point de vue qui laisse découvrir la partie sud de la cité. À droite, le pont Saint-Michel enjambe le bras de la Seine devant le Petit Châtelet. Viennent ensuite les toitures de l’Hôtel-Dieu et la tour de l’évêché, puis l’imposante façade de Notre-Dame. Devant la cathédrale s’étend le quartier dense de la rue Neuve Notre-Dame, où se pratiquaient les métiers du livre.
© 1984 The Metropolitan Museum of Art
© 1984 The Metropolitan Museum of Art
Paris tient une place privilégiée dans l’œuvre de Fouquet, et en particulier Notre-Dame, qui semble avoir exercé une sorte de fascination sur lui. Il s’est plu à la représenter sous tous les angle : en vue latérale, comme dans les exemples précédents, du côté du chevet dans deux enluminures des Heures d’Étienne Chevalier (La Cène et Le Christ mort sur les genoux de sa Mère) et enfin de manière frontale dans un autre fragment du même ouvrage (La Dextre de Dieu chassant les démons) – sans compter une superbe perspective intérieure de la cathédrale qui a fait également partie des Heures d’Étienne Chevalier (Paris, musée Marmottan, coll. Wildenstein : Saint Vrain guérissant des possédés). La vue de la Cité dominée par l’imposante façade de Notre-Dame est sans conteste le plus précieux témoignage susceptible de nous donner une juste idée de ce quartier totalement défiguré au 19e siècle par les soins du baron Haussmann. Les fidèles en prière sont massés un peu en surplomb par rapport à la Seine, à la hauteur de l’hôtel de Nesle ; de là, l’artiste a, dans un fort raccourci, merveilleusement rendu la densité des habitations qui occupaient autrefois l’espace compris entre la rue du Marché-Palu et le parvis de la cathédrale.
Vues de Paris

Le Portement de Croix
Pendant la montée au Calvaire, les soldats réquisitionnent Simon de Cyrène pour aider Jésus à porter sa croix, suivi de la Vierge et de saint Jean. À droite, sainte Véronique, agenouillée et tenant un voile, attend le Christ. En arrière-plan, le paysage parisien est dominé par la Sainte-Chapelle, bâtie pour abriter les reliques de la Passion. Un démon s’échappe des entrailles de Judas qui s’est pendu. Inspirée des mystères, la scène en contrebas montre la fabrication des clous par Hédroit, la femme du forgeron. Dans l’initiale D du cartouche, sainte Véronique présente le voile de la Sainte Face.
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Supplice des Amauriciens
Après avoir été jugés au cours d’un concile réuni à Paris en 1210, les disciples d’Amaury de Chartres, livrés à la justice royale, furent brûlés en dehors de Paris, au-delà de la porte des Champeaux. À l’arrière plan, se dresse le gibet royal de Montfaucon.
© Bibliothèque nationale de France
© Bibliothèque nationale de France
La pointe de la Cité avec le Palais, ses salles jumelles et son jardin apparaît dans les Grandes Chroniques de France. Les vues parisiennes sont très nombreuses dans les Heures d’Étienne Chevalier : la Sainte-Chapelle dans Le Portement de Croix, le Grand Châtelet dans La Charité de saint Martin, le Louvre dans Le Martyre de saint André, la Bastille dans La Conversion de saint Paul, la commanderie du Temple et le gibet de Montfaucon dans Le Martyre de sainte Catherine d’Alexandrie. On retrouve pris dans une même perspective ces trois derniers édifices, qui servent de toile de fond pour le supplice des disciples d’Amaury de Chartres des Grandes Chroniques.

Entrée de Charles V à Paris
Après avoir été couronné à Reims le 19 mai 1364, Charles V le Sage entre triomphalement à Paris par la porte Saint-Denis.
© Bibliothèque nationale de France
© Bibliothèque nationale de France

Job sur le fumier
Couvert d’un haillon et affalé sur le tas de fumier, le vieux Job, dans l’ombre, s’intègre inébranlablement dans l’environnement. Il retourne à la poussière. Ses amis trahissent leur répugnance en remontant leurs amples manteaux. En arrière-plan, Fouquet a reproduit le donjon du château de Vincennes, souhaitant vraisemblablement évoquer la « tour de Force », un des emblèmes de cette vertu cardinale.
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly
© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly
Le récit des entrées royales, dans ce même manuscrit, a donné à Fouquet l’occasion de représenter tantôt la porte Saint-Denis tantôt la porte Saint-Martin (bien que dotée ici de la statue de saint Denis et de ses compagnons), toutes deux sises au nord de Paris et que le roi pouvait franchir en arrivant dans sa « bonne ville » au retour de la cérémonie du couronnement, qui avait lieu à Saint-Denis. Aux résidences royales intra muros que sont le Louvre et le palais de la Cité, il faut ajouter, tout près de la capitale, le célèbre château de Vincennes, représenté dans toute sa monumentalité par une peinture des Heures d’Étienne Chevalier évoquant l’histoire biblique de Job. Enfin, la basilique royale de Saint-Denis apparaît à deux reprises dans les Grandes Chroniques. D’autres paysages d’inspiration parisienne restent encore à identifier dans l’œuvre de Fouquet, et plus particulièrement dans les Heures d’Étienne Chevalier, tel celui où l’artiste a placé sainte Anne, la Vierge et ses cousines et l’ensemble ecclésial où se déroule la scène d’enterrement. L’insuffisance des vestiges archéologiques ou des descriptions anciennes oblige ici à demeurer prudent.
Villes de province et croquis d’Italie

Robert II le Pieux à Rome et siège de Melun en 999
Robert II le Pieux à Rome : En visite à Rome, Robert II le Pieux dépose sur l’autel d’une église un phylactère où sont copiées les antiennes qu’il aurait lui-même composées.
Siège de Melun en 999 (sur la droite) : Melun, livrée par trahison à Eudes, comte de Chartres, est assiégée sur ordre du roi par les soldats du duc de Normandie en 999.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
La prédominance des vues de Paris ne doit pas faire oublier les autres cités mises à l’honneur par le peintre tourangeau : Melun, Orléans et Tours, sa ville. En outre, pendant son voyage en Italie, Fouquet a certainement dû relever des esquisses de Rome et d’autres cités qu’il a traversées. Le Couronnement de Charlemagne des Grandes Chroniques le prouve, offrant un témoignage unique de l’état primitif de la basilique Saint-Pierre de Rome. C’est aussi dans un panorama romain que l’artiste a traité le martyre de saint Pierre des Heures d’Étienne Chevalier.

Henri Ier à la bataille / Prise de Tours en 1044
Henri Ier à la bataille
Henri Ier prend les armes pour défendre le domaine royal que lui a légué son père, et dont la reine Constance, veuve de Robert II le Pieux, cherche à le déshériter en faveur de son fils Robert, duc de Bourgogne.
Prise de Tours en 1044 (en arrière-plan)
Les troupes du roi et du comte d’Anjou, Geoffroi Martel, prennent la cité de Tours occupée par les soldats du comte de Champagne.
Bibliothèque nationale de France
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Entretien entre saint Gontran et Childebert II / Trahison de Mummol
Entretien entre saint Gontran et Childebert II
Devant les dignitaires de sa cour, Gontran, sans héritier, s’adresse à son neveu Childebert qu’il vient de nommer son successeur.
Trahison de Mummol (en arrière-plan)
Lors du siège de Saint-Bertrand-de-Comminges par le roi Gontran, Mummol trahit et livre le prince franc Gondevald.
Bibliothèque nationale de France
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D’autres perspectives se retrouvent, sous le pinceau, cette fois, d’un de ses proches collaborateurs, dans le Boccace de Munich, où les thèmes empruntés à l’Antiquité fournissaient une occasion d’utiliser les croquis d’Italie. Loué par ses contemporains en tant que sublime portraitiste, Fouquet n’en est pas moins un grand paysagiste. C’est un peintre à part entière. Son génie est de savoir se libérer suffisamment de l’emprise du réel pour rendre l’image suggestive, vivante et capable de restituer l’impression qu’il a sans doute lui-même ressentie devant un paysage. Le travail de la touche picturale, qui se fait de plus en plus « impressionniste » à mesure que l’on s’éloigne du premier plan, et la maîtrise de la lumière montrent que Fouquet met déjà en pratique ce que Léonard de Vinci recommandera plus tard dans son traité de la peinture à propos du rendu de la perspective, l’adoucissement des couleurs devant aller de pair avec l’amenuisement des images. Derrière l’œuvre de Fouquet, il y a l’émotion de l’instant et ce traitement de la matière qui font qu’un artiste digne de ce nom est intemporel.
Provenance
Cet article provient du site Fouquet (2003).
Lien permanent
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