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Les hommes mis en scène

Qu’ils soient isolés ou dans une foule, combattant ou suppliant, rois ou mendiants, Fouquet porte toute son attention à la représentation des êtres humains. Postures, attitudes, gestes, physionomies sont rendu avec un soin minutieux et une grande sensibilité au réalisme.

L’exactitude de la posture

Exact dans l’étude des êtres comme dans celle des paysages, Fouquet est d’abord « l’observateur des gestes de la vie, sans cesse en éveil devant l’action humaine, sans cesse attentif aux chiffres des mouvements » (Focillon), le chercheur des attitudes précises, voire professionnelles ou ancrées par une longue pratique, où le geste nécessaire entraîne une certaine posture du corps entier et non une autre. Quatre siècles avant Millet, il montre le même acharnement à découvrir l’essence de l’humain dans le geste quotidien et l’assiette des corps. Son art « est avant tout un hommage à l’équilibre [...]. Le mouvement, plein de justesse, semble suspendu au-dessus de l’immobilité du temps. C’est la grande forme, fine et solide, outillée pour toutes les besognes de la vie, mais subjuguée par l’impérieux dessein d’un style ». D’où sa prédilection pour les moments de pause.

Sainte Anne et les trois Marie
Sainte Anne et les trois Marie |

Bibliothèque nationale de France

La composition angulaire les favorise : saint Martin et le pauvre, venus à la rencontre l’un de l’autre au coin du pont, ont dû s’arrêter face à face ; la promenade des filles de sainte Anne sous les tonnelles convergentes les a réunies devant la haie centrale. Ce goût de la stabilité, de la ligne pure et sans désordre, Focillon l’attribue à la tradition du grand style monumental français, grâce à laquelle Fouquet « retrouve l’aplomb des grandes figures de pierre, leur plénitude, leur paix » : ses drapés, les plus beaux de son siècle, rappellent la clarté, la ligne de ceux du jubé de Bourges.

Réalisme et stylisation tout ensemble : si sainte Anne est bâtie sur le même schéma que la bourgeoise épouse d’Arnolfini chez Van Eyck, au lieu d’être perchée au sommet d’un amoncellement d’étoffes cassées, elle frappe par la règle de ses draperies. Dans la Vierge portant l’Enfant, quelle est la part d’un modèle de sculpture et celle de l’observation d’une attitude séculaire, que Millet, justement, retrouvera identique ? « Nul de son temps n’a dessiné la forme avec plus de savoir, de jet et de fierté, nul n’a su aménager, dans un étroit espace, un ensemble de figures d’un sentiment aussi large » (Focillon) que Fouquet dans ces tableaux minuscules qu’il a élevés au rang de la plus grande peinture.

Un peintre des foules

Fouquet fond l’épisode isolé dans le mouvement de masse où il est submergé. La masse, et non l’individu, est le sujet réel de ces peintures, la masse comprise non pas comme une foule sans lien mais comme un groupe cohérent.

Otto Pächt, Book of Hours by Jean Fouquet, 1940

Fouquet met en scène les foules non seulement dans ses miniatures ou dans ses peintures, mais également dans la réalité : il est engagé par la ville de Tours pour organiser les spectacles qui doivent accueillir Louis XI à son entrée dans la ville le 8 octobre 1461, au lendemain du sacre. Ses compétences d’homme de théâtre lui permettent de saisir immédiatement les implications d’un événement, de le faire revivre de manière convaincante et vraie, avec un grand souci d’exactitude quant à la reconstitution des sites ou des monuments. Les entrées royales, nombreuses dans les Grandes Chroniques, sont l’occasion pour l’artiste de mettre en scène le cortège royal et la foule qui l’entoure, dans un souci constant de réalisme, même si ses exigences de créateur l’emportent sur le souci de vérité historique. Ainsi, dans les Heures d’Étienne Chevalier, préfère-t-il évoquer le martyre de sainte Apolline en le plaçant dans le cadre d’un mystère, grande pièce de théâtre religieux, qui pouvait avoir lieu l’été sur plusieurs jours consécutifs. Fouquet était lui-même un des « maistres des secrets », ou metteurs en scène de mystères, les plus estimés de sa génération. La réunion d’une foule énorme est aussi l’occasion pour Fouquet de montrer le roi dans toute sa gloire : dans le Boccace de Munich, la scène du lit de justice de Vendôme permet de placer le roi Charles VII au sommet de la roue de la Fortune, maître du sort de ses sujets.

Un mystère

Sainte Apolline
Sainte Apolline |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Au premier plan du Martyre de sainte Apolline, se déroule le supplice dirigé par l’imprésario, qui lit le livret et mène le jeu des acteurs avec sa longue baguette. Le roi, accompagné de quelques courtisans, essaie de persuader la sainte qui est ligotée sur une planche dans sa tunique immaculée, tel un long fuseau blanc, indice de pureté. En signe de mépris, un homme, peut-être le bouffon du roi, se défait de ses chausses comme pour déféquer : les épisodes comiques, volontiers scatologiques, étaient courants dans les mystères où il fallait distraire la foule au cours de spectacles interminables. Un des bourreaux, encouragé par le diable, tire les cheveux de la sainte, tandis que l’autre lui arrache les dents avec une longue tenaille (sainte Apolline est depuis la patronne des dentistes). Le peintre reproduit en arrière-plan les « mansions » ou maisons qu’on élevait sur l’estrade et qui figuraient les différents lieux de l’action. Ici, ces décors sont peints en doré : on voit d’abord à gauche le ciel avec les anges prêts à accueillir la sainte, puis la cour du roi avec le trône vide puisque ce dernier en est descendu, deux « mansions » consacrées à sa cour et enfin une dernière réservée au diable qui attend ses proies, le roi et les bourreaux.

Un lit de justice

Le Lit de justice de Vendôme
Le Lit de justice de Vendôme |

© Bayerische Staatsbibliothek München

Dans Le Lit de justice de Vendôme, le roi Charles VII est assis sous un dais fleurdelisé, tout de bleu vêtu, entouré des grands seigneurs, prélats et parlementaires, avec à ses côtés le chancelier et le connétable, ainsi que son plus jeune fils, Charles de France. Impassible et serein, le roi trône en majesté, en plein centre de la composition, la hauteur du point de vue ne faisant que souligner sa position surélevée. Au premier plan, à l’extérieur du losange formé par l’assemblée, la foule des curieux est tenue en respect par les huissiers et soldats. Un personnage solitaire sur la droite du cadre regarde le spectateur. Il passe pour un autoportrait de Fouquet dont la présence contribue à l’authentification de la scène représentée. Le procès se tient du 26 août au 8 octobre 1458. Jean, duc d’Alençon, qui s’était illustré aux côtés de Jeanne d’Arc contre les Anglais, comparaît pour trahison en faveur de ces derniers. Choisie par Fouquet pour illustrer la réflexion de Boccace sur la fragilité des destinées des grands de ce monde, la scène est aussi l’occasion d’exalter l’autorité du roi et son pouvoir sur ses sujets.

Une entrée royale

Entrée de Jean II le Bon
Entrée de Jean II le Bon |

© Bibliothèque nationale de France

Dans les Grandes Chroniques de France, Fouquet illustre l’entrée à Paris du roi Jean II le Bon et de son épouse Jeanne de Boulogne, au lendemain de leur couronnement. Cette cérémonie, tout comme celle du sacre ou des funérailles, donne lieu à un cérémonial fixé à l’avance. Par leur participation, les habitants de la cité honorent ainsi leur souverain en montrant leur ferveur à son égard. Le roi entre par une porte qui n’a pas pu être identifiée. En dehors des remparts, la foule se presse, précédée par de nombreux membres du clergé parisien, venu en procession au-devant du roi. Le cortège royal décrit un mouvement tournant pour s’engager dans la direction de l’entrée. En tête, quatre hérauts d’armes sonnent de la trompe ; ils sont suivis par le connétable qui tient l’épée du roi. À droite, un bourgeois a mis genou à terre, tandis que le roi, en costume de sacre, s’avance sur un cheval blanc caparaçonné aux armes de France. Derrière le roi, un peu en retrait, Jeanne de Boulogne chevauche une monture également blanche. L’emploi de la perspective curvilinéaire communique à la composition une remarquable impression de vie et de mouvement, soulignée également par l’association des couleurs (azur, rouge, blanc et or).

Un peintre du pouvoir

Au moment de l’onction, [...] une colombe descendit soudain du ciel, non pas une colombe mais le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe. En son bec clair et resplendissant, elle apportait la sainte onction en un petit vase qu’elle déposa entre les mains du saint archevêque.

Grandes Chroniques de France

Peintre attitré des rois de France, Fouquet participe, dans son œuvre de peintre comme de miniaturiste, à la mise en scène du pouvoir royal, dont il déploie en virtuose le faste et l’apparat. Ainsi, dans l’illustration du texte des Grandes Chroniques, célèbre-t-il la monarchie en représentant batailles, entrées royales, entrevues avec les souverains amis et couronnement de roi auquel, parfois, est associé celui de la reine (à deux reprises). Présente onze fois dans le cycle des Grandes Chroniques, la cérémonie du sacre permet à Fouquet de mettre en valeur ce rituel magique au cours duquel le roi reçoit l’onction. Par ce geste, ce dernier est investi d’un pouvoir quasi surnaturel, qui lui donne le privilège, après la cérémonie, de guérir les écrouelles, une maladie d’origine tuberculeuse. Fouquet reproduit l’idéal de la conception monarchique du couronnement, celle du roi de France recevant les insignes de son pouvoir des mains des douze pairs, facilement identifiables grâce à leurs armoriaux, mais sans doute au détriment de l’ordre rigoureux dans lequel se déroulait effectivement la cérémonie.

Le sacre, un rite de passage...

Dans le Couronnement de Lothaire, le roi est à genoux les mains jointes : choisi par Dieu et désigné par une tradition de succession héréditaire, le nouveau monarque est béni, avant de recevoir sa couronne, par l’archevêque de Reims qui se tient devant lui. Tout autour sont disposés en arc de cercle les six pairs ecclésiastiques et les six pairs laïques, reconnaissables aux insignes royaux ou à leurs blasons.

De gauche à droite viennent ainsi l’évêque de Soissons (avec une croix processionnelle), l’évêque de Châlons, le comte de Champagne qui tient la couronne royale. L’évêque de Laon arrive ensuite avec la sainte ampoule puis l’évêque de Langres avec le sceptre et la main de justice, encadré par les ducs de Guyenne et de Normandie qui portent les étendards. Viennent ensuite l’évêque de Noyon avec la ceinture royale, le comte de Flandre avec l’épée, l’évêque de Beauvais avec la dalmatique et le comte de Toulouse portant les éperons. Un personnage caché tient la bannière royale ou oriflamme. Les pairs laïques portent une armure surmontée d’un tabard, un manteau court à leurs armes, et les pairs ecclésiastiques, mitre en tête, sont vêtus d’une chape dorée et d’une armure. Les ducs ont la tête ceinte d’une couronne et les comtes d’un large ruban d’or.

Couronnement de Lothaire, Lothaire et Richard sans Peur
Couronnement de Lothaire, Lothaire et Richard sans Peur |

Bibliothèque nationale de France

... maintes fois réitéré

Couronnement de Charles VI le Bien-Aimé
Couronnement de Charles VI le Bien-Aimé |

Bibliothèque nationale de France

Dans le Couronnement de Charles VI, le jeune roi (âgé de seulement douze ans), agenouillé au premier plan, est vu de beaucoup plus près. Il est vêtu du lourd manteau du sacre doublé d’hermine dont les plis s’étalent largement au sol de manière à concrétiser son poids. Charles VI joint les mains pendant que l’archevêque de Reims lui pose la couronne sur la tête. Les six pairs ecclésiastiques sont bien présents mais tous ne sont pas reconnaissables. À gauche, l’évêque de Beauvais présente la dalmatique, l’évêque de Laon serre la sainte ampoule et l’évêque de Langres tient le sceptre et la main de justice. Parmi les pairs laïques, trois seulement sont reconnaissables : les ducs de Guyenne et de Normandie avec des bannières royales et le comte de Flandre avec l’épée.

Un peintre de la guerre

[Charlemagne] avait les cheveux bruns, le visage rubicond, gai et ouvert. Sa force était telle qu’il aplatissait sans effort trois fers à cheval ensemble. Dans la paume de sa main, il soulevait un chevalier armé. D’un seul coup de son épée, Joyeuse, il fendait un chevalier en armes.

Grandes Chroniques de Franc
Bataille de Fontenoy-en-Puisaye en 841
Bataille de Fontenoy-en-Puisaye en 841 |

Bibliothèque nationale de France

Combattre, telle est bien la fonction de l’ordre noble par excellence, celui des chevaliers. Fouquet place ainsi la guerre et sa représentation en bonne place dans ses miniatures des Grandes Chroniques de France : la première illustration de ce manuscrit concerne la victoire d’un roi mérovingien sur les Danois. Les scènes de guerre ou de bataille, toujours victorieuses pour le roi, concernent dix-sept des cinquante et une miniatures, et figurent presque toutes dans la première partie de l’ouvrage, comme si l’avènement des Valois inaugurait pour le royaume une ère de paix propice aux affaires et à la bonne santé du pays. La guerre de Cent Ans est à peine évoquée, et seulement à travers ses principaux acteurs (Édouard Ier ou Du Guesclin). Toutes ces batailles sont l’occasion pour l’enlumineur, ici devenu peintre, de déployer un art de la composition et du mouvement, ainsi qu’un sens théâtral du traitement des foules, art qu’il affectionne tout particulièrement.

Un roi toujours victorieux

Charlemagne à la bataille
Charlemagne à la bataille |

Bibliothèque nationale de France

Dans les Grandes Chroniques de France, pas moins de cinq miniatures sont consacrées par Fouquet à l’illustration du règne de Charlemagne (747-814), qui entreprend une série d’opérations militaires de grande envergure pour agrandir et consolider son royaume. Dans Charlemagne à la bataille, les deux armées en rangs serrés chargent au pied d’une colline. À droite, celle de Charlemagne, montée sur des chevaux caparaçonnés, brandit des étendards de l’Empire et du royaume de France. L’ennemi fait face, sur des chevaux nus. L’affrontement, volontairement déporté sur la partie gauche de la composition, révèle de quel côté penche la victoire. Reconnaissable à sa couronne, à son écu armorié et à la housse d’azur fleurdelisée de son cheval, Charlemagne, en armure dorée, désarçonne un adversaire en lui transperçant la gorge de sa lance. Entre les collines, la vue s’échappe sur un horizon d’un bleu transparent, caractéristique de la perspective atmosphérique. Cette scène n’est pas sans rappeler les peintures d’un autre peintre de l’art de la guerre, Paolo Uccello, dans ses célèbres représentations de la bataille de San Romano.

La lutte contre les infidèles

Bataille de la Vienne en 879
Bataille de la Vienne en 879 |

Bibliothèque nationale de France

Dans la Bataille de la Vienne en 879, deux armées là encore se font face. Celle des Francs est reconnaissable aux deux étendards au centre de l’image : l’un fleurdelisé sur fond azur, l’autre avec aigle impériale sur fond or. À gauche, les ennemis normands arborent une tête de Maure, noire, tortillée d’or sur fond rose, qui évoque irrésistiblement les sarrasins, car à cette époque les Vikings étaient assimilés aux infidèles : l’idéal de la croisade est ici sous-jacent. Au milieu de la composition, Louis III, reconnaissable à sa couronne impériale, brandit son épée et lance sa monture contre l’archer normand qui le vise de son arc, alors que son cheval, cabré, tourne le dos au combat, prêt à fuir. Au second plan, un guerrier normand pointe son cimeterre (encore une allusion aux guerriers sarrasins) en direction de Carloman, vêtu d’un hoqueton azur semé de fleurs de lis d’or, qui monte un cheval caparaçonné aux armes de France.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

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