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L’art de géométrie

Construction et proportions. Afin de rendre naturels ses portraits, de donner de l’exactitude à ses paysages, Jean Fouquet fait ample usage de l’art de la géométrie. Nombre d’or, polygones réguliers, perspectives dirigent son pinceau.

En bref

Autoportrait
Autoportrait |

© photo RMN - Chuzeville

Francesco Florio, Florentin résidant en France, considère dans un texte probablement écrit en 1478 à un ami humaniste, que « Jean Fouquet surpasse par son art les peintres de nombreux autres siècles. Ce Fouquet dont je parle, écrit-il, c’est un homme de Tours qui, par son aisance dans l’art de peindre, s’est élevé non seulement au-dessus de ses contemporains mais au-dessus de tous les Anciens ». Pour étayer ses dires et prouver à son ami qu’il ne se laisse pas emporter par un lyrisme outrancier, l’auteur fait référence au fameux portrait du pape Eugène IV, aujourd’hui disparu, conservé alors dans la sacristie de l’église Santa Maria sopra Minerva, puis il conclut : « C’est vraiment par une vision transparente qu’il a réussi à tirer un tel portrait. N’en doute pas, car c’est la vérité que j’écris : ce Fouquet a le pouvoir, par son pinceau, de donner la vie aux visages et d’imiter presque Prométhée lui-même. »

Deux éléments importants sont à retenir de cet éloge : le premier est la renommée de Fouquet en tant que portraitiste ; le second est constitué par les trois points qui ont frappé Florio et résument à ses yeux l’art du peintre tourangeau, c’est-à-dire l’aisance dans l’art de peindre, la vision transparente, le pouvoir de donner la vie. La réussite de ses portraits repose sur autre chose qu’un éclat de lumière adroitement placé pour allumer un regard ou un accent rehaussant la commissure des lèvres pour déterminer une expression. Camper la personne avec cette adéquation entre son physique, sa personnalité et sa position sociale, pour la saisir dans sa vérité, sans compromissions flatteuses, suppose qu’en plus d’une grande pénétration d’esprit, d’un don d’observation remarquable, le peintre ait usé au maximum, tout en évitant l’écueil de l’artificiel, de ce que l’art de la construction et des proportions pouvait apporter à son œuvre et à la signification de celle-ci.

L’art de la construction et des proportions

On ne sait rien de l’apprentissage effectué par Fouquet dans sa jeunesse. Sans doute a-t-il appris les règles des proportions géométriques telles qu’elles étaient étudiées aussi bien par les architectes que par les « imagiers », sculpteurs ou peintres. L’album de dessins de Villard de Honnecourt illustre cette habitude de construire scènes et figures à partir d’un schéma géométrique. L’une des planches de ce recueil est intéressante à cet égard parce qu’elle regroupe sur une même page architectures, animaux et figures humaines, accompagnés de la légende : « Ici commence la force des traits de portraiture comme l’art de géométrie les enseigne pour œuvrer facilement. » La manière dont l’architecte rédige certaines rubriques montre qu’il s’adresse à de potentiels élèves, son carnet de croquis devenant un manuel d’enseignement pour ceux qui veulent apprendre le métier.

Un héritage de l’Antiquité

Les principes de géométrisation des formes pour équilibrer les volumes et d’harmonie structurelle des compositions sont un héritage de l’Antiquité que les artistes médiévaux ont pratiqué et ont appliqué dans la mise en page des manuscrits. De savantes études ont mis depuis longtemps en évidence ces recherches et permettent de suivre leur cheminement tout au long du Moyen Âge.


Il est vraisemblable que Fouquet dut dans son enfance se plier à ce genre d’exercices tout en apprenant la peinture. Cette approche pratique de la géométrie, l’expérience héritée de ses maîtres et son observation personnelle d’œuvres plus anciennes ont permis à son talent de donner toute sa mesure.

L’art de géométrie

Construction du Temple de Jérusalem
Construction du Temple de Jérusalem |

Bibliothèque nationale de France

Banquet de Charles V le Sage
Banquet de Charles V le Sage |

Bibliothèque nationale de France

Cet art de géométrie, pour reprendre l’expression utilisée par Villard deux siècles plus tôt, joue un rôle essentiel dans la production de Fouquet, qu’il s’agisse de compositions entièrement de la main de Jean Fouquet ou exécutées sous son influence directe par des artistes de son entourage, en particulier ses fils, Louis et François, également peintres. L’art de Fouquet est un art pensé. Porteuses d’un arrière-plan symbolique ou politique, la plupart de ses œuvres sont le fruit d’une réflexion qui ne laisse pas de place au hasard dans la réalisation. Aussi, en se laissant guider par leurs lignes de force, peut-on essayer d’en découvrir le schéma directeur. Plusieurs composantes interviennent, utilisées seules ou conjuguées selon les cas. Présentées séparément pour la commodité de l’exposé, elles retrouveront leur place dans le commentaire des quelques figures, classées chronologiquement, qui nous ont paru être les plus éloquentes pour illustrer ce propos. Ces composantes sont le nombre d’or, les polygones réguliers et la perspective.

L’emploi du nombre d’or

Au milieu du 15e siècle, le nombre d’or est non seulement bien connu des mathématiciens mais son application par les artistes n’est pas rare. S’il fallut attendre la date de 1509 pour que soit publié, à Venise, un ouvrage qui lui soit entièrement consacré, le De divina proportione de Luca Pacioli, ami de Léonard de Vinci, il n’en était pas moins une donnée essentielle de la recherche de l’harmonie tant en architecture qu’en peinture.

La divine proportion

Saint Jean sur l’île de Pathmos
Saint Jean sur l’île de Pathmos |

© photo RMN

Connu depuis la plus haute Antiquité mais de manière empirique, étudié par Pythagore au 6e siècle avant J.-C., le nombre d’or n’eut sa définition consignée par écrit que trois siècles plus tard par le mathématicien grec Euclide dans ses Éléments de géométrie. La onzième proposition du second livre exprime le nombre d’or sous forme d’un rapport dans les termes suivants : « Une droite est dite coupée en moyenne et extrême raison lorsque la droite entière est, à son plus grand segment, comme le plus grand segment est au plus petit. » Ce rapport harmonique particulier s’exprime par un nombre irrationnel que, par allusion au sculpteur Phidias, on désigna plus tard par la lettre de l’alphabet grec : Ф (phi).

Euclide, au treizième chapitre des Éléments de géométrie, traite des polygones réguliers et montre, à propos du pentagone régulier inscrit dans un cercle, comment le rapport du côté du pentagone étoilé (AC) ou de la diagonale du pentagone convexe – ce qui est la même chose – au côté de ce dernier (AB) correspond au nombre d’or. Si l’on prend l’exemple d’un cercle de centre O dans lequel on trace les deux pentagones, l’un convexe et l’autre étoilé, de côté respectivement AB et AC : AC/AB = Ф.
Le triangle ACD est le triangle dit fondamental, dans lequel CA/CD = Ф.

Euclide, cependant, ne s’attache pas à donner une évaluation chiffrée de ce rapport. La valeur numérique de Ф n’a pu être évaluée par une méthode mathématique et rigoureuse que grâce à la trigonométrie au 2e siècle avant J.-C. Elle est en valeur approchée de 1,618.

Le tracé au compas

Entrée de l’empereur Charles IV de Bohême à Cambrai
Entrée de l’empereur Charles IV de Bohême à Cambrai |

Bibliothèque nationale de France

La Vierge et l’Enfant entourés d’anges
La Vierge et l’Enfant entourés d’anges

Les progrès des connaissances mathématiques en Occident, considérables à partir du 12e siècle grâce aux traductions en latin des ouvrages arabes, principalement en Italie et en Espagne, n’ont probablement pas eu de répercussion directe sur les recettes habituelles de construction géométrique pratiquées par les artistes à l’aide de l’équerre et du compas. Bien qu’ils aient souvent travaillé en se laissant guider par un sens inné de l’harmonie des volumes et des formes, il n’est pas rare de constater, du moins dans les manuscrits, la présence de trous témoignant de l’usage du compas, que ce soit pour le tracé d’initiales ornées ou pour l’agencement d’un décor en pleine page. L’étude de l’illustration des Grandes Chroniques de France peintes par Jean Fouquet a été l’occasion de vérifier l’existence d’un trou de compas dans une scène mettant en œuvre le pentagone régulier convexe, confirmant que la construction géométrique de la peinture n’est pas le fruit d’une spéculation, mais bien une réalité.

Le Lit de justice de Vendôme, procès du duc d’Alençon
Le Lit de justice de Vendôme, procès du duc d’Alençon
La Clémence de Cyrus
La Clémence de Cyrus |

Bibliothèque nationale de France

La section dorée au service de la mise en scène

Cet emploi du compas, étant donné l’équilibre caractéristique des œuvres de Fouquet, conduit à s’interroger sur l’usage qu’il fait du nombre d’or. Celui-ci est quasi systématique dans les Grandes Chroniques de France. Le rapport doré y apparaît sous diverses formes, soit que le cadre intérieur de la peinture y réponde dans le choix de ses dimensions, soit que la composition interne du tableau soit fondée sur Ф. Ce dernier cas semble être le plus fréquent aussi bien dans les Grandes Chroniques que dans les autres œuvres étudiées ultérieurement. Fouquet sait discerner dans le texte qu’il doit illustrer les points saillants qui lui permettront de créer une composition significative. Mais son talent majeur réside dans son aptitude à les mettre en scène. C’est dans cette mise en scène qu’il se sert du nombre d’or. Il place l’élément, le personnage ou l’événement dans la section dorée du tableau pour que le regard du spectateur y soit naturellement attiré. Il capte ainsi son attention sur l’essentiel du sujet.

Composition de l’image « Louis XI préside l’ordre de Saint-Michel »
Composition de l’image « Louis XI préside l’ordre de Saint-Michel » |

© Bibliothèque nationale de France

Qu’il s’agisse de portraits, de scènes traitées dans un paysage ou dans un intérieur, nombre de ses peintures sont régies par le nombre d’or. La plus saisissante est probablement l’enluminure placée en tête des Statuts de l’ordre de Saint-Michel.

L’utilisation des polygones réguliers

L’insertion de scènes dans un cadre circulaire, très courante à partir du début du 13e siècle, a favorisé l’emploi des polygones réguliers. Parmi les polygones réguliers, le pentagone convexe ou étoilé, le fameux pentacle auquel les Grecs accordaient une valeur symbolique, connut vite une préférence pour la simple raison qu’il est en relation directe avec le nombre d’or. Fouquet s’en sert pour donner de l’équilibre aux figures et aux sujets tout en soulignant l’élément important ou symbolique qu’il veut mettre en valeur.

Dans les portraits

Portrait de Charles VII, roi de France (1403-1461)
Portrait de Charles VII, roi de France (1403-1461) |

© photo RMN - Hervé Lewandowski

Fouquet a inscrit le personnage jusqu’à la naissance des épaules dans un pentagone simple en ce qui concerne le portrait de Charles VII et dans un décagone, c’est-à-dire la combinaison de deux pentagones inversés, dans le cas de la Vierge du diptyque de Melun et de son autoportrait. En analysant les schémas, on s’aperçoit que, par le truchement du nombre d’or, l’artiste souligne la bouche du roi, c’est-à-dire de celui qui édicte les lois, rend la justice et commande les armées, tandis qu’il met l’accent, dans son autoportrait, sur les yeux : il est inutile de rappeler l’importance de la vue et du regard chez un peintre. C’est la royauté qui est mise en évidence dans la figure de la Vierge du diptyque de Melun : les deux diagonales parallèles au diamètre du cercle circonscrit au haut du buste marquent respectivement le sommet du dossier du trône et la base de la couronne : la Reine des anges, portraiturée sous les traits d’Agnès Sorel, est ici magnifiée pour sa royauté, manière allusive de rappeler avec élégance la position du modèle par rapport au souverain.

Dans la mise en scène des tableaux historiques

Toujours à l’aide du pentagone et de Ф, c’est la bénédiction nuptiale qui est le point de mire dans Le Mariage de la Vierge des Heures d’Étienne Chevalier : le grand prêtre joignant les mains des futurs époux est situé dans le triangle fondamental, le geste lui-même étant posé sur le côté du pentagone étoilé parallèle au diamètre du cercle qui circonscrit les trois acteurs, la Vierge, Joseph et le grand prêtre. Le même type de composition est employé par Fouquet dans des scènes de couronnement, comme en témoigne le Couronnement d’Alexandre dans les fragments de l’Histoire ancienne du Louvre. Le rôle du triangle fondamental est identique dans les représentations équestres dont les Grandes Chroniques fournissent maints exemples. Ceci se vérifie sur l’empereur Charles IV de Bohême entrant dans la ville de Cambrai ou sur le personnage de Pompée en fuite, dans une autre peinture faisant partie des fragments de l’Histoire ancienne conservés au Louvre.

Le Mariage de la Vierge
Le Mariage de la Vierge |

© photo RMN

L’Empereur Charles IV de Bohême rencontre les dignitaires de Paris
L’Empereur Charles IV de Bohême rencontre les dignitaires de Paris |

Bibliothèque nationale de France

Fouquet a eu parfois recours à l’emploi d’autres polygones, tel l’heptagone qui enserre l’empereur Charles IV chevauchant sur la route de Paris, dans les Grandes Chroniques de France. Le léger décalage du polygone par rapport à l’axe de la composition provoque un effet de bascule vers la gauche qui engendre une impression de mouvement. C’est l’utilisation de l’hexagone dont témoigne La Clémence de Cyrus, peinture qui n’est peut-être pas de la main du maître mais d’un émule, dans Les Antiquités judaïques. Cette structure confère de l’équilibre au sujet mais ne lui apporte pas le dynamisme que nous avons constaté par ailleurs.

La perspective

Nombre d’or et polygones sont intimement associés à un troisième élément : la perspective. La perspective, écrit White, est « en art, le terme qui désigne tout moyen systématique de représentation d’un univers tridimensionnel sur un plan bidimensionnel ».

La perspective, fille de géométrie

Jusqu’au 15e siècle, la perspectiva naturalis des Anciens avait fait place à la perspective hiérarchique, c’est-à-dire inversée, la taille des éléments d’une composition dépendant de leur importance quelle que soit leur position dans la scène. Même si certains artistes ont montré un souci de l’espace ou du rendu des volumes, se rapprochant ainsi à des degrés divers de l’héritage antique, l’agencement des plans est rarement cohérent et les points de fuite sont multiples. À l’époque de Fouquet, sous l’influence des artistes flamands, la construction bifocale ou perspectiva cornuta dénote une recherche du développement de l’espace, le champ de vision gagnant en profondeur grâce à ce procédé. Concurremment, la perspective curvilinéaire vise le même but. Le dégradé des couleurs dans les plans lointains de certains paysages annonce la perspective atmosphérique que développera Léonard de Vinci. Toutes ces tentatives appartiennent au domaine de l’empirisme, sans liens directs avec l’univers des sciences. Le côté systématique que souligne la définition de White laisse entendre que, pour d’aucuns, il s’agirait d’une science appartenant davantage à la géométrie et à l’optique qu’à la conception artistique. Pour reprendre le langage poétique de Dante, Perspective est la servante de Géométrie, « qui a la blancheur du lis, immaculée de toute erreur, d’une exactitude absolue ».

La perspective en peinture

Assassinat de Sigebert Ier et partage du royaume de Clotaire Ier entre ses quatre fils
Assassinat de Sigebert Ier et partage du royaume de Clotaire Ier entre ses quatre fils |

© Bibliothèque nationale de France

De l’univers de la physique et des mathématiques, la perspective passa à celui des arts avec les travaux de Brunelleschi et les traités d’Alberti et d’il Filarete pour s’ancrer plus profondément dans le domaine de la peinture, à la fin du siècle, avec le De prospectiva pingendi de Piero della Francesca. Toutefois, c’est avec l’esprit rigoureux d’un scientifique, bien qu’il s’en défende, qu’Alberti composa son De pictura en 1435, une dizaine d’années avant que Fouquet ne vienne en Italie. Il y a de fortes probabilités pour qu’Alberti, vivant dans l’entourage du souverain pontife et ami d’il Filarete, ait rencontré l’artiste tourangeau. Qu’est-il resté de ces contacts italiens, tant avec les personnes qu’avec les œuvres, dans la manière dont Fouquet a traité la perspective à son retour en France ? Il est probable qu’il ramena de son séjour en Italie la connaissance d’une méthode, appliquée parfois, sans renoncer pour autant aux procédés qui lui étaient familiers.

Fouquet et la leçon italienne

L’Annonciation
L’Annonciation |

© photo RMN

Fuite de Pompée après la défaite de Pharsale
Fuite de Pompée après la défaite de Pharsale |

© photo RMN

On peut considérer que la scène de l’Annonciation des Heures d’Étienne Chevalier, avec sa vue frontale et le personnage central de Moïse, symbole de l’Ancienne Loi, servant de point de fuite, met en pratique la leçon italienne. Le Mariage de la Vierge tiré du même ouvrage traduit une influence semblable. Si l’action est un peu décalée sur la gauche pour se confondre avec l’axe doré, le cadre architectural de l’arrière-plan est traité en perspective frontale depuis un point de vue légèrement plus bas que le niveau du sol ; sa structure et son mode de perspective semblent contenir une réminiscence de la Trinité peinte entre 1425 et 1427 par Masaccio à Santa Maria Novella, fresque que l’artiste tourangeau dut vraisemblablement voir à Florence pendant son séjour italien. Parmi les paysages, l’image de Pompée avec le point de fuite placé presque derrière le héros apparaît comme l’application d’un principe que Masaccio a employé pour rehausser l’importance d’un sujet : la juxtaposition du point de fuite et du sujet fait que les lignes de fuite convergent vers ce dernier, guidant le regard vers l’endroit ou l’objet que l’artiste a voulu mettre en évidence. Avec son point de fuite unique, placé sur le côté gauche de la scène, la ligne d’horizon se trouvant légèrement au-dessus du niveau de la section dorée, La Clémence de Cyrus se rattache au mode de construction albertien.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

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